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samedi 28 décembre 2013

De Soliman à Erdogan

Déjà fortement ébranlés par les manifestations de Gezi, le gouvernement de M. Recep Tayyip Erdogan et l’AKP traversent une nouvelle crise d’une extrême gravité. L’inculpation pour corruption de personnalités liées au régime et la démission de plusieurs ministres ont contraint le premier ministre à un important remaniement, à quelques semaines des élections municipales de mars 2014. La contestation ne vient pas cette fois-ci seulement de la rue, ni de l’opposition traditionnelle qui reste faible, mais aussi d’une influente confrérie, dirigée par un intellectuel musulman réfugié aux Etats-Unis, Fethullah Gülem, jusque-là alliée au régime, et qui s’inquiète des dérives de celui-ci.


par Samim Akgönül


L’histoire est le présent du passé. Les faits et notions du passé sont dynamiques et changent de signification selon le moment où on les étudie. Le passé, pourrait-on dire, a un passé. Cela se confirme à la lecture du Manière de voir consacré à cette « entité » (pays, Etat, peuple, nation…) toujours mystérieuse qu’est la Turquie (1). Les textes de ce dossier s’étalent sur soixante ans. On ne peut qu’être surpris de la clairvoyance de certains d’entre eux, comme ceux d’Ali Kazancigil consacrés à l’ère des dictatures militaires. Et ce numéro est superbement illustré par des photographies de Frances Dal Chele qui présentent la Turquie des périphéries (Kayseri, Konya, Diyarbakır...) et proposent des portraits de jeunes.

Le premier chapitre évoque l’Empire ottoman, un empire d’un genre original où la continuité territoriale est essentielle, avec un centre fort (Constantinople-Istanbul), certes, mais où il y a à la fois des formes de gouvernance pragmatique selon la région dominée — l’Egypte n’a pas le même statut que le Péloponnèse, par exemple — et une sorte d’autonomie non territorialisée, à travers le système des « millets » (nom des communautés religieuses entre les XVe et XIXe siècles).

L’âge des Etats-nations met à mal ce système. A partir de la République, c’est l’heure de l’uniformisation et de la centralisation. Les partisans de Mustafa Kemal Atatürk sont là pour créer, à partir de peu de chose, une nation, tenue d’une main de fer par Ankara, nouvelle capitale au cœur de l’Anatolie, jacobine, nationaliste et laïciste. C’est une démocratie prétorienne, sous le contrôle paternaliste de l’armée, de l’appareil judiciaire et de la bureaucratie, qui se charge de changer le peuple au nom du peuple.
La deuxième partie du numéro met parfaitement en lumière les constantes et les revirements de ce régime qui se cherche, qui se sent obligé de se justifier sans cesse, à travers la figure d’Atatürk, souvent utilisée de manière contradictoire.

Enfin, le troisième chapitre analyse les deux dernières décennies, qui, à partir de la fin de la guerre froide mais surtout des années 2000, témoignent d’une accélération des évolutions du régime, avec un pluralisme accru, mais également l’ascension des couches populaires — et religieuses — provinciales et une relégation rapide de l’armée. Le principal architecte de cette démocratisation par le bas, le Parti de la justice et du développement (AKP), montre cependant à son tour les signes d’un autoritarisme centralisateur, doublé d’un islamisme dogmatique. L’éviction de l’armée de la scène politique et le formatage de l’appareil judiciaire et de la bureaucratie, renforcé par un népotisme courant en Turquie, font de ce parti, après douze ans de pouvoir, un nouveau centre contre lequel se battent les jeunes générations férues de liberté, comme ce fut le cas lors du mouvement Gezi de juin 2013.

Autre point sur lequel ce numéro permet de dresser un bilan, certes provisoire : la question identitaire. La société ottomane était plurielle, mais fortement hiérarchisée. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, l’identité turque, longtemps méprisée, commence à être réhabilitée. Cette construction nationale atteint son paroxysme avec la République, qui tente d’effacer la mémoire collective héritée de six siècles d’ottomanisme pour fonder une nouvelle appartenance exclusive à la « turcité ». Cette identité se construit sur l’extermination ou l’expulsion de minorités comme les Arméniens et les Grecs ; sur la négation et l’assimilation d’autres groupes musulmans présents en Anatolie, dont la plupart étaient réfugiés des Balkans et du Caucase — sauf les Kurdes, autochtones. Mais ces politiques d’homogénéisation sont désormais mises en cause, notamment à travers les questions arménienne et kurde. La Turquie, confrontée à son passé, devra redéfinir son identité sur des bases plus sereines et plus saines, tout en opérant une sorte de droit d’inventaire sur le passé kémaliste.

Samim Akgönül

Historien et politologue, enseignant-chercheur à l’université de Strasbourg (département d’études turques et Institut des relations internationales) et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).