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samedi 9 décembre 2017

Antonio Damasio : « Je ne crois pas à des ordinateurs doués de conscience »

Parlant couramment cinq langues (dont le français qu'il maîtrise parfaitement), né à Lisbonne mais vivant depuis de longues années à Los Angeles où il dirige le Brain and Creativity Institute, Antonio Damasio est un neuroscientifique mondialement reconnu. Depuis son premier grand succès de librairie, « L'Erreur de Descartes » (Odile Jacob, 1995), suivi de « Le Sentiment même de soi » (1999) et de « Spinoza avait raison » (2003), il n'a eu de cesse de réhabiliter l'importance des émotions et des sentiments dans les processus cognitifs. Son tout dernier ouvrage, qui vient de paraître chez le même éditeur sous le titre « L'Ordre étrange des choses », enfonce le clou et va plus loin…


Pour les non-spécialistes, votre livre recèle un message fort, presque un scoop : l'esprit n'est pas un phénomène purement cérébral ! Que voulez-vous dire ?

C'est en effet l'idée clef de ce livre, et la première fois que je l'expose aussi nettement. Ce que j'affirme ici, c'est que le cerveau et le corps sont étroitement liés et que ce que l'on appelle l'esprit n'est pas le produit du seul cerveau mais bien de son interaction avec le corps. Presque tous les problèmes auxquels se heurte la philosophie de l'esprit viennent de ce que ses penseurs partent du fait, biologiquement faux, que l'esprit est un pur produit du cerveau, et même de cette partie la plus évoluée du cerveau qui en est le cortex. Eh bien, non ! Un seul chiffre pour vous donner une idée de l'importance de l'interaction corps-cerveau : chez l'homme, si l'on mettait bout à bout toutes les petites artérioles qui alimentent en sang et donc en énergie nos neurones, celles-ci auraient près de 650 km de longueur !

Un énorme laps de temps sépare l'apparition de la vie, il y a 3,8 milliards d'années sous forme de bactéries, des premiers embryons de systèmes nerveux, datant de 500 millions d'années environ. Pourquoi ?

Cela tient au fait que le système nerveux, dont le cerveau est l'aboutissement tardif, doit être vu comme un coordinateur général au service du corps. Il a donc fallu attendre que les premiers organismes vivants, qui étaient monocellulaires, deviennent multicellulaires (ce qui s'est produit il y a entre 700 et 600 millions d'années), puis surtout que ces premiers organismes multicellulaires se complexifient suffisamment, pour faire naître le besoin d'une telle coordination d'ensemble. Les premiers systèmes nerveux ont d'ailleurs connu des débuts bien modestes. Il ne s'agissait au départ que d'un réseau de fils sillonnant le corps, les « filets nerveux », qui assuraient une fonction de perception élémentaire de l'environnement immédiat ou bien, comme c'est toujours le cas de ce polype d'eau douce appelé hydre, les contractions musculaires permettant la progression d'un aliment à l'intérieur du tube digestif...

A ce propos, vous vous insurgez de la vogue récente qui nous a fait appeler les quelques centaines de millions de neurones présents dans notre intestin comme le « deuxième cerveau »...

En effet, car historiquement c'est sans l'ombre d'un doute le premier à être apparu ! Ces systèmes nerveux rudimentaires se sont révélés si utiles que la sélection naturelle les a conservés et fait évoluer, jusqu'à ce qu'ils assurent ce rôle de coordinateur général dont j'ai parlé. Et notamment de coordinateur de tous les grands systèmes globaux de l'organisme, que ce soit le système sanguin qui non seulement diffuse l'énergie dans tout le corps mais assure en plus le « ramassage des déchets », mais aussi le système immunitaire ou le système endocrinien. Ce rappel des origines permet de remettre les choses dans l'ordre : le système nerveux et le cerveau auquel il a abouti sont d'abord et avant tout des serviteurs du corps, pendant longtemps ils n'ont pas été là pour « penser » - fonction à laquelle on les résume trop rapidement aujourd'hui.

A mesure que les systèmes nerveux se sont complexifiés sont pourtant apparus la conscience, la subjectivité et les affects auxquels vous accordez un rôle de première importance dans l'émergence et le fonctionnement de l'esprit...

C'est exact. Ce que vous appelez les « affects », et que j'appelle moi les sentiments, sont des perceptions mentales de l'état interne du corps et des émotions qui le modifient en permanence. Les émotions sont des actions corporelles qui peuvent aller de la contraction musculaire qui fait tressaillir votre visage à l'accélération de votre rythme cardiaque, en passant par le relâchement de telle ou telle hormone, etc. C'est un mécanisme très ancien, déjà présent chez les bactéries qui réagissent à leur environnement immédiat par le truchement des molécules contenues dans leur unique cellule. Les sentiments, qui constituent à l'inverse un phénomène purement mental, sont évidemment beaucoup plus tardifs et ne se rencontrent que chez les espèces animales dont le système nerveux est assez évolué pour permettre l'existence d'une forme de conscience. Je pense que les insectes sociaux - qui ne représentent environ que 2 % de l'ensemble des espèces d'insectes - sont déjà dans ce cas. Je crois qu'on peut parler à leur propos de conscience, et d'embryons de sentiments.

Et là encore, comme pour les systèmes nerveux qui les ont précédés, les sentiments ont été sélectionnés parce que utiles, dites-vous ?

Tout à fait. Les sentiments sont utiles à un organisme vivant en ce qu'ils lui apportent à tout moment une information. L'ensemble des sentiments ressentis à un moment donné par un être vivant lui fournit une sorte d'image multidimensionnelle de l'état de la vie à l'intérieur de son organisme : si cet état est plutôt bon il en résulte un sentiment global de bien-être ; s'il est plutôt mauvais, que ce soit à cause d'une maladie ou de tout autre dysfonctionnement, apparaissent le mal-être, la souffrance, voire la douleur, qui sont autant d'avertisseurs que quelque chose ne va pas. En ceci, les sentiments apparaissent bien comme les principaux adjoints de l'homéostasie.

Vous prononcez là le mot correspondant au concept central de votre théorie sur l'émergence et le fonctionnement de l'esprit. Mais il est encore mal connu. Pouvez-vous l'expliciter ?

L'homéostasie, qui a été découverte par Claude Bernard au XIXe siècle, désigne dans ma bouche l'ensemble des processus vitaux permettant à un organisme d'oeuvrer à son autoconservation - ce que Spinoza appelait le « conatus » et Paul Eluard le « dur désir de durer ». Chez l'homme, cela englobe nos systèmes de régulation internes qui détectent que certains paramètres vitaux s'écartent trop dangereusement d'une certaine plage de valeurs et déclenchent alors des mécanismes de correction visant à rétablir l'équilibre, mais aussi nos portails sensoriels qui nous avertissent de la présence d'une menace telle qu'un prédateur et nous poussent à prendre la fuite... Et bien d'autres choses encore. C'est très large. On peut voir l'homéostasie comme la force souterraine qui préside aux destinées du vivant depuis près de 4 milliards d'années.

Cette longue histoire de l'esprit, telle que vous la racontez, a des conséquences très actuelles. Par exemple, pas étonnant, estimez-vous, que la quête moderne des « corrélats neuraux de la conscience » - quelle est la base matérielle de la conscience dans notre cerveau ? - n'ait pas donné grand-chose jusqu'ici, puisqu'on s'obstine à ne les chercher que dans le seul cortex, siège des fonctions supérieures de l'esprit.

Comment pourrait-il en être autrement ? Les neuroscientifiques qui se sont lancés dans cette quête peuvent bien être excellents et effectuer des recherches très solides, ils ne s'intéressent qu'au sommet de la pyramide (le cortex) et négligent complètement la base (le cervelet, le tronc cérébral et l'hypothalamus, la moelle épinière, etc.) qui s'enracine dans le corps. C'est une démarche trop réductrice.

Autre conséquence directe, votre scepticisme à l'égard de l'intelligence artificielle...

Entendons-nous bien : je suis tout à fait pour les recherches en intelligence artificielle (IA). Si nous avons demain des voitures autonomes qui causent moins d'accidents ou des robots-docteurs qui font des diagnostics plus sûrs que des médecins humains, tant mieux ! Mais je reste, il est vrai, assez sceptique quant à ce qu'on appelle l'« IA forte », la possibilité de construire des ordinateurs ou des robots doués de conscience, ou du moins de certaines des composantes de la conscience.
A commencer par la subjectivité, cette conscience de soi qui fait par exemple que, lorsque je discute avec une personne, comme en ce moment avec vous, ma conscience ne se limite pas aux perceptions visuelles ou auditives de cette personne, il s'y ajoute le fait que je sais que je suis en train de discuter avec elle, que je me vois et m'entends en train de discuter avec elle. Car tout ceci - conscience, subjectivité - suppose un corps vivant régi par l'homéostasie, que par définition les ordinateurs ou les robots n'ont pas. Cela dit, un jeune doctorant de mon laboratoire, le Brain and Creativity Institute, est en train d'essayer de développer un programme d'IA reposant sur une simulation de corps vivant soumis à des processus de type homéostatique - et naturellement je le soutiens...

Mais sans y croire vraiment !

Disons que je pense que l'IA mérite pleinement son qualificatif d'« artificielle ». Simuler des sentiments est possible, mais simuler n'est pas dupliquer. Tant qu'ils seront privés d'affects, les programmes d'IA, même très intelligents (bien plus que nous !), n'auront rien à voir avec les processus mentaux des êtres humains. Et tant qu'ils seront privés de corps vivants régis par les lois de l'homéostasie, ils seront privés de conscience et d'affects...

Quid des transhumanistes et de leur rêve d'accéder à une certaine forme d'immortalité en téléchargeant leur esprit dans des mémoires informatiques ?

C'est tellement naïf ! Que contiendrait ce téléchargement ? Certainement pas leurs expériences mentales. Encore une fois, les cerveaux et les corps sont dans le même bain, ils produisent conjointement ce que nous appelons l'esprit. Pour avoir le moindre espoir de voir se réaliser leur rêve, d'ailleurs bien discutable, les transhumanistes devraient en outre télécharger leur corps... et je me demande bien comment ils s'y prendraient. En soi, ces chimères me feraient plutôt sourire si elles n'exerçaient pas cet attrait sur tant de monde, en particulier les jeunes.
Yann Verdo 

Source et Video