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samedi 9 décembre 2017

La déroute du socialisme à la française

François Hollande et son ministre de l'Economie Michel Sapin voulaient réconcilier les socialistes avec la gestion. Mais Emmanuel Macron a fait d'eux le syndic de faillite du socialisme à la française. Ils lui en veulent, pourtant ils devraient aussi s'en prendre à eux-mêmes.

Quand il avait adoubé son successeur au lendemain de son élection, lors des cérémonies de commémoration du 8 mai 1945, sous l'arc de Triomphe, François Hollande était tout sourire, prévenant, paternel. Les deux hommes, émus l'un comme l'autre, partageaient une visible tendresse. L'ancien président estimait qu'il « avait fait » Emmanuel Macron et, comme s'il se prolongeait finalement à travers lui dans un second quinquennat par procuration, il avait pardonné à son conseiller d'avoir barré la route de sa réélection. François Hollande pensait sûrement, cette matinée-là, qu'il respecterait un long et distancié silence sur la politique menée par son successeur choyé. Il a tenu soixante-dix jours. Dès le 22 août, de Corée du Sud où il faisait une conférence, François Hollande a vivement critiqué la réforme du travail : « Il ne faudrait pas demander aux Français des sacrifices qui ne sont pas utiles. » « Il ne faudrait pas flexibiliser le marché du travail au-delà de ce que nous avons déjà fait, au risque de créer des ruptures. » La tendresse a vite laissé place à l'agacement.
En deux mois et demi seulement, la complicité a tourné à l'aigre. Hollande en veut à son successeur de ne pas le remercier pour la conjoncture qui se reprend. Surtout, il découvre que Macron n'est pas le fils Hollande. Il l'avait cru en vertu de leurs traits de caractère communs : ils sont tous deux des calmes, savent écouter, aiment les blagues, adorent lancer des flèches perçantes. Et puis le travail ensemble, pendant deux ans, avait été très cordial. Le conseiller rongeait son frein sur nombre de dossiers, il le disait, mais respectait le président. Hollande en a conclu que Macron c'était lui, en plus réformiste, plus rapide, plus jeune et, surtout, plus innocent. À ma place, il verra vite, il sera forcé de composer, la politique c'est ça, il devra, comme moi, faire des synthèses.
La vérité en deux mois et demi a sauté aux yeux de l'ancien président et de son camp. Rien n'est prolongement entre les deux hommes ; tout est rupture. Rupture sur le style, rupture sur le fond, rupture historique aussi. Hollande représente la fin d'un monde politique et Macron une nouvelle ère. Il est des périodes où l'histoire veut trancher à vif. Les thermidoriens n'ont pas su « en finir avec la Révolution »... C'est Bonaparte qui le fera. Pflimlin, Auriol, Mollet et même Mendès-France n'ont pas su rompre avec « le régime d'Assemblée »... Le général de Gaulle les balaiera. François Hollande n'a pas su enterrer le socialisme à la française mourant... Emmanuel Macron s'en charge. Il est bien entendu trop tôt pour affirmer que le macronisme ouvrira une véritable nouvelle ère - tout peut capoter. Mais son intention est bien celle-là : tout changer.

Renouveler le centre gauche


©REUTERS
Dominique Strauss-Kahn, intellectuellement le plus structuré des socialistes français, dira « cette vérité » sans fard, le 3 novembre, en marge de la World Policy Conference : « Le parti socialiste n'a pas d'avenir et c'est une bonne chose. Le temps est venu de renouveler le centre gauche français. L'élection d'Emmanuel Macron a créé une sorte de tremblement de terre dans la politique française. Et ce parti qui est le mien, je le dis avec un peu de tristesse mais c'est comme ça, n'a pas su accompagner la mondialisation, se transformer quand le monde se transformait. Il est temps qu'il disparaisse. » S'il n'y avait pas eu le Sofitel, si DSK avait été candidat et s'il avait été élu, il aurait su, à n'en pas douter, conduire ses camarades dans cette transformation. Mais ce ne fut pas DSK, ce fut François Hollande. Et une lente agonie.
On a beaucoup parlé, au sujet de Macron, du plus immédiat : la rupture de style. Elle apparaîtra sous une forme vexatoire quand dans un entretien au Point : le président trentenaire y évoque la « présidence bavarde » de François Hollande, qui commentait son action autant qu'il la conduisait. Estimant sans doute que ses confessions sur ses doutes et hésitations enjoliveraient la trace qu'il laisserait dans l'histoire. Erreur totale, on le sait : cet étrange besoin de se confier à des journalistes sera à l'origine de sa perte. Le nouveau président en a tiré les leçons : il fuit les journalistes, il entend que ses ministres ne bavassent pas, il renoue avec la verticalité du pouvoir des débuts de la Ve République. La bonne pédagogie n'est pas celle qu'on souffle à l'oreille des visiteurs, mais celle des résultats. La rupture porte toutefois aussi sur le fond : la vision de la politique, l'idéologie et le rapport avec la réalité. Illustration en trois actes.
Le camp Hollande, et en première ligne Michel Sapin, son plus fidèle compagnon de route et son ministre de l'Economie, va très vite déchanter. À son arrivée, le Premier ministre Edouard Philippe, en ouvrant les livres publics, s'alarme de dépenses non financées. Procédure habituelle, il demande un audit à la Cour des comptes. Dans leur rapport, rendu fin juin, les sages de la rue Cambon concluent que le déficit public va déraper à 3,2% du PIB en 2017, contre les 2,8% annoncés par le cabinet précédent. Ils ajoutent que le dérapage avait été « identifié dès l'automne 2016 et de manière plus précise encore en avril », en conséquence de quoi ils qualifient d'« insincère » le budget laissé en héritage par Michel Sapin et son secrétaire d'Etat au Budget, Christian Eckert. « 8 milliards d'euros de chèques en blanc », charge le Premier ministre.
Jamais la Cour des comptes n'était allée aussi loin dans l'accusation d'insincérité. « Scandalisés », Sapin et Eckert hurlent au mensonge. « C'est le coup de l'héritage, on connaît, ce n'est pas crédible ! » Les ministres se sentent « sincèrement » non coupables. Leur défense : rosir le bilan, tout le monde fait ça. Il est de tradition qu'un gouvernement, en année électorale, accélère les dépenses, surestime les rentrées. En l'occurrence, le gouvernement de François Hollande n'a pas fait pire en 2017 que celui de Nicolas Sarkozy en 2012. La différence est de nature : le gouvernement socialiste n'a pas surestimé la croissance de l'année, ficelle utilisée par la droite pour surévaluer les recettes, il a sous-évalué les dépenses dans la défense, l'agriculture, le travail, l'emploi, la solidarité et l'insertion. C'est la politique qui veut ça. Le combat électoral justifie ces arrangements.

Gérald Darmanin (à gauche), ministre des Comptes publics avec Didier Migaud, premier président de la cour des Comptes dont le rapport a été sévère pour Sapin ©HAMILTON/REA

Maastricht divise toujours le PS

Second argument des socialistes : un dérape de 8 milliards d'euros sur 1 300 milliards de dépenses totales, ce n'est rien. Il suffit d'un petit collectif budgétaire pour limer tout cela, d'autant que, grâce à Hollande, la croissance se redresse. Pas de quoi en faire un scandale donc, sauf à avoir une visée bassement politique : justement la mise à mort de Hollande et Sapin est conduite par le Premier ministre et les ministres de droite de Bercy. Bref, l'attaque de malhonnêteté est inconvenante. Elle reste en travers de la gorge du camp Hollande, comme les sorties virulentes à répétition de l'ex-ministre de l'Economie dans les médias en témoigneront vite, car Emmanuel Macron ne dit rien. Il orchestre peut-être lui-même l'agression, lui, leur ancien collègue de gouvernement. Ils ne comprennent pas que la rupture que le nouveau président veut incarner est précisément la rupture avec ces vieilles habitudes. Les magouilles de chiffres de déficit sont bien plus que de la petite politique électorale, elles reflètent pour lui le résultat d'une indécision fondamentale entre le désir des socialistes, spontanément keynésiens, de maintenir des dépenses élevées, et le respect des règles de la monnaie commune. Maastricht divise toujours le PS et, même s'ils ont incarné très tôt la ligne européenne deloriste, Hollande et Sapin jouent sur les deux lignes. Combien dites-vous ? 3% ? Mais on n'est pas loin, ce n'est pas grave. Et Bruxelles de toutes les façons est trop rigoriste.
Emmanuel Macron, l'Européen, veut en finir avec cette politique de gribouille qui ruine la crédibilité de la France outre-Rhin. La triche remonte certes à Jacques Chirac, Hollande et Sapin ne sont pas seuls coupables. Mais rétablir le crédit du pays impose d'être au clair avec la Commission, d'en finir avec les faux arrondis et surtout avec les indécisions stratégiques. En novembre, un fonctionnaire de Bruxelles notera à propos des discussions conduites avec la nouvelle équipe : « Il y a en France une vraie rupture par rapport au passé, les difficultés sont analysées avec franchise et les questions qui fâchent ne sont pas éludées, de même que les prévisions sont prudentes. » L'affaire du budget « insincère » est très éclairante : la politique selon Hollande, comme selon ses prédécesseurs, est un combat qui justifie qu'on embellisse le budget, qu'on cache des dépenses sous le tapis, qu'on ruse avec la Commission et qu'on ne tranche pas sur la ligne rigueur/relance puisqu'elle déchire le parti - le PS comme LR d'ailleurs. L'insincérité est de la politique « normale », celle qui fait gagner les élections. Pour Emmanuel Macron, au contraire, la mascarade est au coeur de la perte de confiance dans la politique.
Un autre chapitre va illustrer la rupture : l'ISF. Vexé, « scandalisé », voire humilié par l'épisode budgétaire, Michel Sapin va contre-attaquer pour dénoncer la baisse de la taxation sur le capital et la transformation de l'impôt sur la fortune. « Le gouvernement instaure un régime fiscal au profit des plus riches des riches, comme jamais auparavant [...] plus qu'une faute politique c'est une faute morale », s'indigne-t-il dans Le Monde du 18 octobre. Le gouvernement est de droite, uniquement de droite. L'ex-ministre, ne craignant pas de prendre ses distances avec une orientation sociale-libérale qu'il défendait pourtant contre les « frondeurs », se frotte les mains, convaincu que le thème de la justice sociale va remobiliser la gauche socialiste. Trois économistes (Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen) lui répondront que son attaque incarne « une très vieille idéologie » (Le Monde du 25 octobre). Il invoque la morale quand la réalité est que la France surtaxe le capital - le taux d'imposition y est de 45% (et parfois 100%) contre 22% en Allemagne. L'aveuglement socialiste vient du combat, là non plus jamais dépassé, « des petits contre les 200 familles » et les économistes de prendre en exemple les pays scandinaves qui ont fait leur aggiornamento et ont su « réconcilier croissance et protection sociale ».
Cet épisode illustre l'archaïsme des socialistes français, y compris chez ceux qui se voulaient modernistes, incapables d'admettre que surtaxer le capital est mauvais pour l'économie et, en définitive, pour la justice sociale. Que tous les pays du monde se coordonnent pour taxer le capital à une plus « juste » hauteur, on peut en rêver. Mais faute de cette harmonisation fiscale, le taux français est néfaste, on ne fait pas la révolution dans un seul pays. Le PS a maintenu la prépondérance des apparences idéologiques, dont la fiscalité des riches est le phare, mais toute sa politique sociale est de la même vieille idéologie. On ne touche pas aux symboles, fussent-ils rouillés. Tout imprégné de cette pensée « de gauche », François Hollande a commencé son quinquennat par un choc fiscal désastreux pour, très vite, contrebraquer avec une politique de l'offre. Les marges des entreprises ont fini par se regonfler. Michel Sapin s'en congratule, il écrit qu'Emmanuel Macron hérite d'« une dynamique » et « d'une France redressée » en bien meilleure situation qu'en 2012. La réalité est hélas très différente... Pendant le quinquennat Hollande, alors que le taux de sans-emploi a reculé de 11,4% à 10% en moyenne dans la zone euro, il est monté de 9,8% à 10,1% en France. Alors de droite, la transformation de l'ISF ? Emmanuel Macron s'en moque. La vraie justice sociale n'est pas celle qu'on affiche, mais celle qui se mesure par les chiffres du chômage.

La fiction de la transition énergétique


François Hollande et Ségolène Royal ©AFP
Une troisième illustration sera donnée par le nucléaire. François Hollande avait, lors de sa campagne, fait la promesse de ramener la part de l'atome de 75% à 50% dans la production d'électricité d'ici à 2025 pour rallier les écologistes. Ce ratio est acté dans la loi de transition énergétique de 2015. En vérité, la réduction de la part du nucléaire est concrètement impossible et elle serait contradictoire avec les objectifs climatiques. Le président Hollande et sa ministre Ségolène Royal en maintiennent la fiction pour ne pas heurter les Verts. Mais, forcés par les besoins, ils repoussent la fermeture de Fessenheim et ne développent pas les trop coûteuses énergies vertes. Gribouille encore, donc. Nicolas Hulot, lui, a le courage de le dire : tant qu'on ne sait pas stocker l'électricité, les énergies vertes sont trop intermittentes. Le « réalisme » impose de repousser les échéances sans les fixer car on ne peut pas prédire le rythme de progression de la recherche.
Clarté européenne et budgétaire, soutien affiché au capital, refus de l'illusion antinucléaire : François Hollande aurait dû agir selon ces axes dès 2012. Il ne l'a sans doute pas même imaginé. Manque de vision et manque de poigne. L'ex-chef de l'Etat, qui n'a pas eu le courage de couper la tête des frondeurs, les laissera saboter son quinquennat. S'il ne veut pas finir d'abîmer son image, mieux vaudrait que l'ancien président, avec Sapin, Cazeneuve et leurs fidèles, résiste maintenant à la tentation de la fronde au macronisme. 

Les revers de Sapin
Emporté par la vague Macron, Michel Sapin continue de travailler pour l'ancien président, son ami depuis les bancs de l'ENA. Figures de proue des « transcourants », les deux hommes, à leurs débuts au PS, incarnaient un « socialisme de responsabilité ». L'épreuve du pouvoir les a pourtant coupés des milieux économiques, souvent sévères pour un ministre qui, au départ, avait tout pour leur plaire. Au ministère du Travail, Michel Sapin fut accusé d'avoir poussé à la faute le chef de l'Etat quand il pronostiqua une rapide « inversion de la courbe du chômage ». Aux Finances à partir d'avril 2014, sa position de négociation à Bruxelles s'est affaiblie avec le creusement de la dette de plus de 200 milliards entre le printemps 2014 et celui de 2017. C'est son budget qui a été étrillé par la Cour des comptes pour son « insincérité ». 

Les flottements de Hollande
C'est le phénomène éditorial de l'automne : éclipsé par un président jugé trop bavard avec les journalistes, son entourage s'épanche tous azimuts.Aquilino Morelle avait ouvert le feu, avec Abdication, une critique de gauche, suivi par le désabusé Flâneur de l'Elysée de Pierre-Louis Basse, l'ex-plume des grandes occasions, et par La Malédiction de l'Elysée, le témoignage déprimé de Patrice Biancone, chef de cabinet de Valérie Trierweiler. La politique est un sport de combat, le livre de Gaspard Gantzer, le patron de la com' élyséenne, se veut une réhabilitation. Admiratif lui aussi, le conseiller politique de Hollande, Vincent Feltesse, dénonce le travail de sape des frondeurs dans Et si tout s'était passé autrement. Mais il souligne, comme tous les autres, combien l'artiste de la synthèse s'est révélé, en son palais, le théoricien du monde flottant.