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vendredi 8 décembre 2017

Pourquoi "Jungkonservative" ?

Edgar Julius Jung (1894-1934)

Né le 6 mars 1894 à Ludwigshafen, fils d'un professeur de Gymnasium, Edgar Julius Jung entame, à la veille de la Première Guerre mondiale, des études de droit à Lausanne, où il suit les cours de Vilfredo Pareto. Quand la guerre éclate, Jung se porte volontaire dans les armées impériales et acquiert le grade de lieutenant. À sa démobilisation, il reprend ses études de droit à Heidelberg et à Würzburg mais participe néanmoins aux combats de la guerre civile allemande de 1918-19. Engagé dans le corps franc du Colonel Chevalier von Epp, il participe à la reconquête de Munich, gouvernée par les “conseils” rouges. Jung organise ensuite la résistance allemande contre la présence française dans le Palatinat. En 1923, il doit quitter précipitamment les zones occidentales occupées pour avoir trempé dans le complot qui a abouti à l'assassinat du leader séparatiste francophile Heinz Orbis. C'est de cette époque que date son aversion pour la personne de Hitler : ce dernier, sollicité par Jung envoyé par Brüning, avait refusé de rejoindre le front commun des nationaux et des conservateurs contre l'occupation française, estimant que le “danger juif” primait le “danger français”. Pour Jung, ce refus donnait la preuve de l'immaturité politique de celui qui allait devenir le chef du IIIe Reich.
Un réseau de “clubs conservateurs”
En 1925, Jung ouvre un cabinet d'avocat à Munich. Il renonce à l'activisme politique et rejoint la DVP nationale-libérale, un parti toléré par les Français dans le Palatinat et qui rassemblait, là-bas, tous les adversaires du détachement de cette province allemande. Quand Stresemann opte pour une politique de réconciliation avec la France, dans la foulée du Pacte de Locarno (1925), Jung se distancie de ce parti, mais en reste formellement membre jusqu'en 1930. Il consacre ses énergies à toutes sortes d'entreprises “métapolitiques” et d'activités “clubistes”. En effet, entre 1925 et 1933, la République de Weimar voit se constituer un véritable réseau de clubs conservateurs qui organisent des conférences, publient des revues intellectuelles, cherchent des contacts avec des personnalités importantes du monde de l'économie ou de la politique. Après avoir eu quelques contacts avec le Juniklub et le Herren-Klub de Heinrich von Gleichen et Max Hildebert Boehm (dont il retiendra la définition du Volk), Jung adhère et participe successivement aux activités du Volksdeutsches Klub (de Karl Christian von Loesch), de la Nationalpolitische Vereinigung (à Dortmund) et du Jungakademisches Klub de Munich, dont il est le fondateur. L'objectif de cette stratégie métapolitique est de créer une nouvelle conscience politique chez les étudiants, de manier l'arme de la science contre les libéraux et les gauches et de fonder une éthique pour les temps nouveaux.
En 1927, paraît la première édition de son livre Die Herrschaft der Minderwertigen (La domination des hommes de moindre valeur), véritable vade-mecum de la Révolution conservatrice d'inspiration traditionaliste ou jungkonservative (donc que nous distinguons de ses inspirations nihiliste, nationale-révolutionnaire, soldatique comme chez les frères Jünger, nationale-bolchévique, völkische, etc.). Entre 1929 et 1932, paraissent plusieurs éditions d'une nouvelle version, comptant 2 fois plus de pages, et approfondissant considérablement l'idéologie jungkonservative. Petit à petit, pense Jung, une idéologie conservatrice et traditionaliste, puisant dans les racines religieuses de l'Europe, remplacera la « domination des hommes de moindre valeur », établie depuis 1789. Mais, secouée par la crise, l'Allemagne n'emprunte pas cette voie conservatrice : le parlementarisme libéral s'effondre, plus tôt que Jung ne l'avait prévu, mais pour laisser le chemin libre aux communistes ou aux nationaux-socialistes.
“Clubs” ou masses
Jung constate avec amertume que le noyau conservateur qu'il avait formé dans ses clubs ne fait pas le poids devant les masses enrégimentées. Pour gagner du temps et barrer la route au mouvement hitlérien, Jung estime qu'il faut soutenir le gouvernement de Brüning. Ce gouvernement prolongerait la vie de la démocratie libérale pendant le temps nécessaire pour former une élite conservatrice, capable de passer aux affaires et de construire « l'État organique et corporatif » dont rêvaient les droites catholiques. Pour Jung, l'avènement du national-socialisme totalitaire serait la conséquence logique de 1789 et non son éradication définitive par une « éthique de plus haute valeur ». En 1930-31, il rejoint les rangs de la Volkskonservative Vereinigung, qui soutient Brüning, et cherche à la rebaptiser Revolutionär-konservative Vereinigung pour séduire une partie de l'électorat national-socialiste. En mai 1932, Brüning tombe. Jung décide de soutenir son successeur Papen, qu'il juge aussi falot que lui. Jung devient toutefois son conseiller.
Quand Hitler accède au pouvoir en janvier 1933, Jung prépare aussitôt les élections de mars 1933 en organisant la campagne électorale du Kampffront Schwarz-Weiß-Rot, visant à soutenir l'aile conservatrice du nouveau gouvernement et à transformer la révolution nationale de Hitler, marquée par une démagogie tapageuse, en une révolution conservatrice, chrétienne, tranquille, sérieuse, décidée. Cette ultime tentative connaît l'échec. Jung continue cependant à écrire les discours de von Papen. Le 17 juin 1934, ce dernier, lors d'un rassemblement universitaire à Marbourg, prononce un discours écrit par Jung, où celui-ci dénonce le « byzantinisme du national-socialisme », ses prétentions totalitaires contre-nature, ses polémiques contre l'esprit et la raison et réclame le retour d'une « humanité véritable » qui inaugurera « l'apogée de la culture antique et chrétienne ». Le régime réagit en interdisant la radiodiffusion du discours et la circulation de sa version imprimée. Papen démissionne mais cède ensuite aux pressions de la police. Jung est arrêté le 25 juin et, cinq jours plus tard, on retrouve son cadavre criblé de balles dans un petit bois près d'Oranienburg. Le destin de Jung montre l’impossibilité de mener à bien une révolution conservatrice/traditionaliste à l'âge des masses.
Analyse
♦ La Domination des hommes de moindre valeur : Son effondrement et sa dissolution par un Règne nouveau (Die Herrschaft der Minderwertigen : Ihr Zerfall und ihre Ablösung durch ein neues Reich), 1929.
Jung a voulu faire de cet ouvrage une sorte de “bible” de la Révolution conservatrice, une révolution qu'il voulait culturelle et annonciatrice d'un grand bouleversement politique. S'adressant aux jeunes et aux étudiants, Jung veut donner à son conservatisme — son Jungkonservativismus — une dimension “révolutionnaire”. Il explique que l'idéologie progressiste a eu son sens et son utilité historique ; il fallait qu'elle brise l'hégémonie de formes mortes. Mais depuis que celles-ci ont disparu de la scène politique, l'attitude progressiste n'a plus raison d'être. L'idéologie du progrès n'est plus qu'une machine qui tourne à vide. Pire, quand elle reste sur sa lancée, elle peut s'avérer suicidaire. À la suite de la parenthèse progressiste, doit s'ouvrir une ère de “maintien”, de conservation. Le Jungkonservativismus ne cherche donc pas à perpétuer des formes politiques dépassées. Quant aux formes sociales et politiques actuelles, pense Jung, elles ne sont plus des formes au sens propre du mot, mais des résidus évidés, ballottés dans le chaos de l'histoire. Jung définit ensuite son conservatisme comme « évolutionnaire » : il vise le dépassement d'un monde vermoulu, l'inversion radicale et positive de ses fausses valeurs. Ce travail d'inversion/restauration est, aux yeux de Jung, proprement révolutionnaire.
La période qui suit la Grande Guerre est caractérisée par la crise épocale des valeurs individualistes et bourgeoises en pleine décadence. Pour les relayer, le Jungkonservativismus jungien propose un recours à Dilthey et à Bergson, à Spengler, Tönnies, Roberto Michels, Vilfredo Pareto et Nicolas Berdiaev. La crise s'explique, en langage spenglérien, par le passage au stade de “civilisation” qui est le couronnement de l'esprit libéral. Les liens sociaux sont détruits et les peuples tombent sous la coupe d'une démocratie inorganique, gérée par les « hommes de moindre valeur ». Tel est le diagnostic.
Une pulsion métaphysique immuable
Pour sortir de cette impasse, il faut restaurer les vertus religieuses. Abandonnant ses positions initiales, lesquelles reposaient sur une philosophie des valeurs tirée du néo-kantisme, Jung veut désormais ancrer son « axiome de l'immuabilité de la pulsion métaphysique » dans un discours théologisé. Deux philosophes de la religion contribuent à le faire passer du néo-kantisme au néo-théologisme : Nicolas Berdiaev et Leopold Ziegler (qui deviendra son ami personnel). Jung embraye sur l'idée de Berdiaev qui évoque le fin imminente de l'époque moderne qui a vu le triomphe de l'irreligion. Pour Jung comme pour Berdiaev ou Ziegler, l'époque qui succèdera au libéralisme moderne sera un « nouveau Moyen Âge » pétri de religion, réchristianisé. Éliminant les catastrophes de l'individualisme, ce nouveau “Moyen Âge” restaure une holicité (Ganzheit), un universalisme dans le sens où l'entendait Othmar Spann, un “organicisme” historique et non biologique. Cette dernière position distingue Jung des nationalistes de toutes catégories. En effet, il rejette le concept de “nation” comme “occidental”, c'est-à-dire “français” et révolutionnaire, libéral et atomiste. Dans ce concept de nation, domine le rationalisme raisonneur de l'idéologie des Lumières. Les “nations”, dans ce sens, sont les peuples malades ou morts. Les peuples qui n'ont pas subi l'emprise de l'idéologie nationale, qui est d'essence révolutionnaire et est donc perverse, sont vivants, conservent au fond d'eux-mêmes des énergies intactes et demeurent les “porteurs de l'histoire”.
Le Volk et le Reich contre le nationalisme
Jung relativise ainsi au maximum la valeur attribuée à l'État national, fermé sur lui-même. Les concepts-clé sont pour lui ceux de peuple (Volk) et de Reich. Cette dernière instance, supra-nationale et incarnation politique du divin sur la Terre, est une idée d'ordre fédérative, tout à fait adaptée à l'espace centre-européen. De là, elle devra être étendue à l'ensemble du continent européen, de façon à instaurer un europäischer Staatenbund (une fédération des États européens). Sur le plan spirituel, l'idée de Reich est le seul barrage possible contre le processus de morcellement rationaliste et nationaliste. Les États-Nations reposent sur un fait figé rendu immuable par coercition, tandis que le Reich est un mouvement perpétuel dynamique qui travaille sans interruption les matières “peuples”. Pour Jung, né protestant mais devenu catholique de fait, l'idée nationale est une tradition protestante en Allemagne, tandis que l'idée dynamique de Reich est une idée catholique. Sur le plan intérieur, ce Reich fédératif est organisé corporativement. À la place du Parlement et du suffrage universel, Jung suggère l'introduction d'une représentation populaire corporative et d'un droit de vote échelonné et différencié. L'organisation intérieure de son Reich idéal, Jung la calque sur les idées du sociologue et philosophe autrichien Othmar Spann. C'est le talon d'Achille de son idéologie : cette organisation corporative ne peut s'appliquer dans un État moderne et industriel. Son appel à l'ascèse et au sacrifice ne pouvait nullement mobiliser les Allemands de son époque, durement frappés par l'inflation, la crise de 29, la famine du blocus et les dettes de Versailles.
► Robert Steuckers, Vouloir n°134/136, 1996.

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◊ Bibliographie ◊
Die geistige Krise des jungen Deutschland, 1926 (discours, 20 p.) ; Die Herrschaft der Minderwertigen. Ihr Zerfall und ihre Ablösung, 1927 (XIV + 341 p.) ; Die Herrschaft der Minderwertigen. Ihr Zerfall und ihre Ablösung durch ein neues Reich, 1929 (2e éd.), 1930 (3e éd.) (692 p.) ; Föderalismus aus Weltanschauung, 1931 ; Sinndeutung der deutschen Revolution, 1933 ; une copie du mémoire rédigé par E.J. Jung à l'adresse de Papen en avril 1934 se trouve à l'Institut für Zeitgeschichte de Munich, archives photocopiées 98, 2375/59 et chez Edmund Forschbach, ami et biographe d'EJ Jung (cf. infra) ; d'après Karlheinz Weißmann (cf. infra), Jung serait l'auteur de la plupart des textes contenus dans le recueil de discours de Franz von Papen intitulé Apell an das deutsche Gewissen. Reden zur nationalen Revolution. Schriften an die Nation, Bd. 32/33, Oldenburg i.O., 1933.

◊ Principaux articles de philosophie politique ◊
  1. Dans la revue Deutsche Rundschau : Reichsreform (nov. 1928) ; Der Volksrechtsgedanke und die Rechtsvorstellungen von Versailles (oct. 1929) ; Volkserhaltung (mars 1930) ; “Aufstand der Rechten” (1931, pp.81-88) ; Neubelebung von Weimar ? (juin 1932) ; Revolutionäre Staatsführung (oct. 1932) ; Deutsche Unzulänglichkeit (nov. 1932) ; Verlustbilanz der Rechten (1/1933) ; Die christiliche Revolution (sept. 1933, pp. 142-147) ; Einsatz der Nation (1933, pp. 155-160).
  2. Dans les Schweizer Monatshefte : 1930/31 : Heft 1, p. 37 ; Heft 7, p. 321 ; 1932/33 : Heft 5/6, p. 275.
  3. Dans la Rheinisch-Westfälische Zeitung : où Jung utilisait le pseudonyme de Tyll, voir les dates suivantes : 1/1/1930 ; 5/3/1930 ; 5/4/1930 ; 24/4/1930 ; 2/5/1930 ; 31/5/1930 ; 12/10/1930 ; 8/11/1930 ; 30/12/1930 ; 28/1/1931 ; 7/2/1931 ; 4/3/1931 ; 1/4/1931 ; 10/4/1931 ; 1/8/1931 ; été 1931 ; 15/3/1932.
  4. Dans les Münchner Neueste Nachrichten : voir les dates suivantes : 20/3/1925 ; 28/1/1930 ; 23/11/1930 ; 3/1/1931 ; 25/7/1931 ; 4/7/1931.
  5. Dans les Süddeutsche Monatshefte : Die Tragik der Kriegsgeneration, mai 1930, pp. 511-534.
  6. Dans Die Laterne : Was ist liberal ?, Folge 6, 6/5/1931.

◊ Participation à des ouvrages collectifs ◊
« Deutschland und die konservative Revolution », in : EJ Jung, Deutsche über Deutschland : Die Stimme des unbekannten Politikers, Munich, 1932, pp. 369-383 [trad. angl. : Germany and the Conservative Revolution - version pdf -, in : The Weimar Republic Sourcebook, Univ. of California Press, 1994] ; on signale également une contribution d'EJ Jung (Die deutsche Staatskrise als Ausdruck der abandländischen Kulturkrise) dans Karl Haushofer et Kurt Trampler (éd.), Deutschlands Weg an der Zeitenwende, Munich, 1931 ; le livre signé par Leopold Ziegler, Fünfundzwanzig Sätze vom Deutschen Staat (Berlin, 1931) serait en fait dû à la plume de Jung.

◊ Sur Edgar Julius Jung ◊
• En allemand : Leopold Ziegler, EJ Jung. Denkmal und Vermächtnis, Salzbourg, 1955 ; EJ und der Widerstand, in Civis n° 59, Bonn, nov. 1959 ; Friedrich Grass, EJ Jung (1894-1934), in Kurt Baumann (éd.), Pfälzer Lebensbilder, Bd. 1, Spire, 1964 ; Karl Martin Grass, EJ Jung, Papenkreis und Röhmkrise 1933-1934, dissertation phil., Heidelberg, 1966 ; Bernhard Jenschke, Zur Kritik der konservativ-revolutionäre Ideologie in der Weimarer Republik. Weltanschauung und Politik bei EJ Jung, Munich, 1971 (avec une bibliographie reprenant 79 articles importants d'EJ Jung) ; Karl-Martin Grass, EJ Jung, in Neue Deutsche Biographie, 10. Bd., Berlin, 1974 ; Joachim Kaiser, Konservative Opposition gegen Hitler 1933/34. Edgar Julius Jung und Ewald von Kleist-Schmenzin, Texte non publié d'un séminaire de l'Université d'Aix-la-Chapelle, 1984 ; Edmund Forschbach, Edgar J. Jung, ein konservativer Revolutionär 30. Juni 1934, Pfullingen, 1984 ; Karlheinz Weißmann, EJ Jung in Criticón, 104, 1987, pp. 245-249 ; Armin Mohler, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Ein Handbuch, 3e éd., Darmstadt, 1989.
• En français :
« EJ Jung, penseur allemand de la Révolution conservatrice », Thierry Buron, Actes Augustin Cochin II, Les Cahiers de l’Ordre français, 1980 
« EJ Jung ou l'illusion de la “Révolution conservatrice” », Gilbert Merlio, Revue d'Allemagne, t. XVI, n°3, 1984
« La Révolution allemande selon EJ Jung et le national-socialisme », Barbara Koehn, in La Révolution conservatrice et les élites intellectuelles, Presses Universitaires de Rennes, 2003.

◊ Pour comprendre le contexte historique ◊
Klemens von Klemperer, Konservative Bewegungen zwischen Kaiserreich und Nationalsozialismus, Munich/Vienne, 1957 ; Erasmus Jonas, Die Volkskonservativen 1928-1933, Düsseldorf, 1965 ; Theodor Eschenburg, Hindenburg, Brüning, Groener, Schleicher, in Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte, 9. Jg. 1961, 1 ; Kurt Sontheimer, Antidemokratisches Denken in der Weimarer Republik, Munich 1962 ; Franz von Papen, Vom Scheitern einer Demokratie 1930-1933, Mayence, 1968 ; Klaus Breuning, Die Vision des Reiches. Deutscher Katholizismus zwischen Demokratie und Diktatur, Munich, 1969 ; Volker Mauersberger, Rudolf Pechel und die “Deutsche Rundschau” 1919-1933. Eine Studie zur konservativ-revolutionären Publizistik in der Weimarer Republik, Brème, 1971 ; Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, 1972 ; Martin Greiffenhagen, Das Dilemma des Konservatismus in Deutschland, Munich, 1977.

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pièces-jointes :

Les liens d'Evola avec Edgar Julius Jung et le rôle de Leopold Ziegler
« Dans le même temps [que ses contacts avec les milieux völkisch] (voir les articles qu'il publie entre 1932 et 1934 dans la revue du Herrenklub), Evola développe ses contacts dans les milieux de la noblesse allemande et autrichienne ainsi que chez les “Jeunes-Conservateurs”. Conformément à son tempérament profond, totalement étranger aux logiques d'appareil et aux structures d'appartenance rigides, il se constitue un réseau de relations, privilégiant le lien direct, personnel. En ce qui concerne ses très nombreuses relations au sein des milieux conservateurs germaniques, le point assurément le plus étonnant et le plus déroutant de l'étude de T.H. Hansen est la démonstration des liens étroits qui unirent Evola à Edgar Julius Jung, “nègre” de Franz von Papen et inspirateur du fameux discours de Marburg (17 juin 1934), ultime “profession de foi” d'une Allemagne “gibeline” et conservatrice qui avait trop longtemps sous-estimé les nationaux-socialistes. Importantes sont aussi les informations de l'auteur sur l'amitié qui liait Jung à Léopold Ziegler, l'homme qui chercha à faire connaître l'œuvre de R. Guénon en Allemagne. » (P. Baillet, préface, ref. infra)
Mais le membre du Herrenklub auquel Evola fut sans doute le plus lié était Edgar Julius Jung (1894-1934), auteur de l'ou­vrage alors classique Die Herrschaft der Minderwertigen (Le règne des inférieurs ; 1927), de Sinndeutung der Deutschen Revolu­tion (Signification de la révolution allemande ; 1933), ainsi que de toute une série d'articles dans des journaux et revues. E. J. Jung était alors le porte-parole des “Jeunes-conserva­teurs” (Jungkonservativen), au sens défini par Armin Mohler. Mauersberger le décrit comme un « parieur » politique, ce qui est peut-être une définition outrancière. Le philosophe Leopold Ziegler (1881-1958), pour sa part, le qualifia une fois d' « opposant le plus résolu, le plus cohérent, le plus courageux et le plus intelligent à Hitler ».
En 1924, Jung avait fondé une petite troupe secrète, qui fusilla Heinz Orbis, chef des séparatistes du Palatinat. Il endossa toute la responsabilité de cette action, nonobstant le fait qu'il n'en avait pas été l'exécutant. Rappelons que le Pala­tinat était alors sous occupation française. Convaincu de pou­voir compter sur les moyens financiers considérables de la grande industrie (dont l'I.G. Farben), Jung fonda en 1927 son propre mouvement, appelé Neue Front, censé fédérer toute une série de groupes jusque-là dispersés.
Il conçut aussi une espèce d'Ordre qui devait prendre en main les rênes de l'État, spirituellement et administrativement. Il s'inspirait en cela de l'Ordenstaatsgedanken [conception de l'État comme Ordre], à l'instar d'Evola, Ernst Jünger, Alfred Rosenberg et Carl Schmitt. Dans la thèse qu'il lui a consacré [E. J. Jung, Papenkreise und Römkrise 1933-1934, Univ. de Heidelberg, 1966], Karl Martin Grass estime que Jung, malgré son pragmatisme, plaçait l'origine de son action politique dans le « domaine métaphysique imaginé de façon transcendantale » et que, pour lui, les mobiles de l'action politique plongeaient leurs racines dans « un domaine situé au-delà de la raison ».
On relève ici une affinité évidente avec la pensée d'Evola, l'un comme l'autre étant influencés par Platon. Typiques de Jung étaient son intérêt pour les idées d'Othmar Spann (1878­-1950) et son aspiration à réunir la « totalité » (Ganzheit) des forces intellectuelles et sociales. Bernhard Jenschke s'accorde avec ce jugement et parle de la « profonde conviction de Jung » selon laquelle « une vraie transformation de la vie com­munautaire n'est possible que sur un fondement religieux » (Zur Kritik der konservativ-revolutionären Ideologie in der Weimarer Republik : Weltanschauung und Politik bei E. J. Jung, Munich, 1971, p. 74). Cet auteur insiste en outre sur la « conception universaliste de la communauté chez Jung » (pp. 86 sqq.).
Dans la correspondance entre Jung et Pechel, publiée par Mauersberger, Jung souligne qu'il fut appuyé par la firme Krupp, mais qu'il comptait aussi, probablement, sur le soutien de la société Bosch. Plus qu'avec un parti, Jung croyait devoir agir avec l'aide de son « Ordre », mais dans les coulisses. La grande industrie, pour sa part, comptait sur lui pour constituer un puissant mouvement contre Hitler. Dans une lettre du 23 décembre 1930 adressée à Pechel, Jung écrit :
« Naturellement, à l'ouest règne une psychose nationale­-socialiste, et Adolf Hitler a de nouveau bénéficié de ses habi­tuelles vagues d'enthousiasme. Mais à côté de cela il y a la simple réalité de mon influence, qui est plus forte que jamais. […] C'est un fait que je représente aujourd'hui l'une des rares oppositions au national-socialisme. Mais à condition seule­ment que je ne me laisse pas entraîner dans une lutte ridicule contre Hitler. Ma tâche est exactement le contraire ».
Dans une lettre du 5 septembre 1929 adressée au rédacteur en chef de la Rheinisch-Westfäilische Zeitung, Jung avait déjà affirmé :
« En ce qui concerne ma position sur le fascisme, je dois dire confidentiellement que tout le but de ma vie politique va vers la création d'une dictature. Je mets seulement en garde contre une dictature privée de sens, qui serait insupportable pour le peuple allemand. Tel est précisément le motif de mes efforts désespérés pour souligner, à travers un approfondisse­ment spirituel, le sens de l'État organique » (cité par G. Merlio, « E. J. Jung et l’illusion de la “Révolution conservatrice” », in : Revue d’Allemagne n°3/XVI, 1984, p. 395, note 1).
En 1932, un membre du Herrenklub, Franz von Papen, est nommé chancelier du Reich. Von Papen dispose naturellement de l'appui de la vieille classe dirigeante prussienne et de la grande industrie. Sur le conseil de Pechel, il prend comme secré­taire privé E. J. Jung [voir Yuji Ishida, Jungkonservative in der Weimarer Republik : Der Ring-Kreis 1928-1933, Berne, 1988, p. 218]. Celui-ci se retrouve donc dans une position extrêmement influente, d'autant plus que, parmi ses tâches, figure celle de rédiger les discours du chancelier. Il faut d'ailleurs préciser que von Papen était allé jusqu'à se prononcer publiquement [dans son livre Appel an das deutsche Gewissen, Oldenburg, 1933] en faveur des idées politiques de Moeller van den Bruck, de Leopold Ziegler et d'Edgar Julius Jung. Il connaissait également fort bien les conceptions d'Othmar Spann.
Il ne fait aucun doute que Jung était en rapports étroits et amicaux avec Evola. Ceci nous est confirmé par un ami d'en­fance de Jung, Edmund Forschbach, qui écrit dans son livre Edgar J. Jung : Ein konservativer Revolutionär (Pfullingen, 1984, p. 85), qu'Evola était, de toutes les personnes que Jung connaissait à l'étranger, la seule avec laquelle il maintenait des rapports réguliers. Leopold Ziegler également, diffuseur des idées de René Guénon en Alle­magne et auteur de l'ouvrage en 2 tomes Das Heilige Reich der Deutschen (Darmstadt, 1925), écrit dans une lettre du 9 juin 1951 adressée à Walter Heinrich (1902-1984), alors professeur à Vienne : « Evola ! Jusque-là je ne le connaissais que de nom. Mais il avait trouvé la voie pour arriver à mon ami assassiné Edgar Jung, il voulait fonder avec lui un parti gibelin. Jung avait la très sérieuse intention de me le présenter » (Briefe 1901-1958, Munich, 1963, p. 208). Suivent des considérations sur le saint Graal.
Dans son livre, Forschbach met en relief un important aspect qui confirme les relations étroites entre Evola et Jung : quand il cite (p. 118) certains passages du célèbre discours de Mar­burg, prononcé par von Papen, alors vice-chancelier, mais écrit pour l'essentiel par Jung, et dans lequel les aspirations totali­taires des nationaux-socialistes sont âprement et très clairement critiquées. Ce discours fut prononcé le 17 juin 1934, alors que Hitler, rappelons-le, était déjà à la tête du gouvernement depuis le 30 janvier 1933. Les conséquences ne tardèrent pas, et furent impitoyables. Von Papen fut contraint à la démission et Jung fut assassiné par un groupe de nationaux-socialistes durant la “Nuit des longs couteaux” (30 juin 1934), en dépit du fait qu'il n'y avait pas le moindre lien entre lui et Ernst Röhm. Dans ce contexte, il n'est pas sans intérêt de savoir que plus tard, du côté nazi, on souligna que Jung fut exécuté à cause de ses contacts à l'étranger. Dans le discours de Marburg, ultime et trop tardive tentative de l'opposition conservatrice de résister à la mainmise absolue de Hitler sur le pouvoir, von Papen déclara : « Ce qu'il faut retenir de ce qui mûrit aujourd'hui en Europe dans les têtes les meilleures et les plus nobles, c'est comme la gestation d'un nouveau parti gibelin » (Wer darüber unterrichtet ist, was in Europa heute in den besten und edelsten Köpfen und förmlich wie eine neue Ghibellinenpartei zu keimen beginnt).
Tout lecteur d'Evola reconnaîtra ici certaines de ses idées ; pour Forschbach également, il y a là un clair renvoi aux raison­nements évoliens. En outre, cette phrase se rattache parfaite­ment au passage précédemment cité de la lettre de Leopold Ziegler au professeur Heinrich. Dans son discours, von Papen parlait d'ailleurs du « Troisième Reich », du « Reich du Saint Esprit », précisément comme le moine médiéval Joachim de Flore, dans ses visions, le voyait naître après le « Règne du Père » et le « Règne du Fils ».
C'est dans ce contexte qu'il faut aussi prendre en considé­ration un extrait de la lettre adressée par Leopold Ziegler le 10 avril 1951 à son ami le psychiatre Ludwig Binswanger, extrait qui ajoute à cette histoire un éclairage supplémentaire, assurément insoupçonné :
« De nouveau m'assaille la peur de la mort connue cette nuit-là, qui avait précédé ma fuite à Kreuzlingen. Vers le soir, ma femme réussit à avoir confirmation des rumeurs incontrô­lées sur l'exécution capitale d'Edgar Julius Jung pendant la nuit de la purge du 30 juin. De tous les hommes politiques alle­mands, il était celui dont j'avais été le plus proche ; nous pour­suivions pour notre peuple et pour son État des objectifs sem­blables jusqu'à l'identité. À la Pentecôte, nous avions encore évoqué avec une clarté inconsidérée le projet de Jung de tuer Hitler. Quelques-unes de mes lettres, même écrites de façon prudente, doivent avoir été retrouvées dans la correspondance de Jung. En bref, il était à craindre que, selon toute probabilité, j'eusse à partager le destin de Jung — et ceci d'autant plus qu'au printemps encore je m'étais rendu à Sorrente, à la demande de Jung, pour y rencontrer le vice-chancelier von Papen, dans l'intention de “lui ouvrir les yeux sur Hitler” » (op. cit., p. 209).
L'amitié entre Jung et Ziegler remontait à la fin des années 20. Mais ils ne s'étaient rencontrés personnellement pour la première fois qu'en 1931, dans l'appartement de Jung à Munich. Pour appuyer les efforts de Jung, Ziegler s'était même déclaré prêt à présenter sous une forme résumée sa propre pen­sée. Cela donna lieu à la brochure Fünfundzwanzig Sätze vom deutschen Staat (Vingt-cinq thèses sur l'État allemand ; Darmstadt, 1931). Le seul désaccord entre les 2 hommes portait sur le fait de savoir si Jung, après l'assassinat de Hitler, aurait pu prendre la direction du pays. Ziegler ne le pensait pas du tout, mais se demanda plus tard si, avec ce jugement aussi net, il n'était pas intervenu négativement sur le cours de l'histoire (cf. la biographie de Martina Schneider-Fassbaender, Leopold Ziegler : Leben und Werk, Pfullingen, 1978, pp. 150-159 et le livre de Thomas Seng, Weltanschauung als verlegerische Aufgabe : Der Otto Reichl Verlag, 1909-1954, St. Goar, 1954, pp. 250 sqq. et 509).
Peu de gens doutent aujourd'hui du fait que l'action poli­tique de Jung et de von Papen avec son “Cabinet des Barons” facilita objectivement l'entrée de Hitler au gouvernement. Mais en 1932, quand von Papen devint chancelier du Reich, la lutte entre conservateurs et nationaux-socialistes était encore indécise. Ce fut la grande industrie, avec ses moyens finan­ciers, qui trancha. Et la grande industrie, aujourd'hui comme alors intéressée avant tout par la stabilité et d'alléchantes pers­pectives d'avenir, semble bien avoir vu en Hitler l'homme le plus à même de garantir cette stabilité. Si en revanche l'affron­tement entre ces 2 factions opposées avait tourné autre­ment, Evola aurait certainement obtenu l'appui de ses (dans un cas au moins) puissants amis et aurait donc pu jouer un rôle important en Italie. En outre, il serait devenu indispensable comme agent de liaison et de coordination à l'égard d'autres pays européens, où il avait déjà de nombreux contacts.
► H.T. Hansen, Julius Evola et la “Révolution conservatrice” allemande, Les Deux Étendards, 2002. (tr. fr. L. Eberhard)

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La Révolution allemande selon Edgar Julius Jung et le national-socialisme

Edgar J. Jung« Wer keinen echten Jenseitsglauben besitzt, wird zum Zerstörer. » (Jung)
« Wo keine Götter sind, walten Dämonen. » (Novalis)
Au seuil de cet exposé, nous voudrions poser 3 questions auxquelles nous essayerons de répondre par la suite : Concernant la Révolution alle­mande quelles sont les convergences entre les conceptions du conserva­teur révolutionnaire Edgar Julius Jung et les nationaux-socialistes ? Voilà notre première interrogation. Elle sera suivie par la recherche des diver­gences qui opposent Jung aux nationaux-socialistes. De l'ampleur et de l'importance de ces de ces divergences dépendra la réponse à la troisième inter­rogation : à savoir si la pensée de Jung ne se place pas dans un courant d’idées pour l'essentiel différent du national-socialisme ?
Nous nous appuyons sur 2 textes de Jung (1) : Gegen die Herrschaft der Minderwertigen (Contre le règne des médiocres), 1927 et Sinndeutung der deutschen Revolution (L'analyse de la Révolution allemande), 1933, livre paru en décembre 1933, environ six mois avant l'assassinat de Jung par les nazis.
Les convergences
Les convergences (2), telles qu'elles paraissent dans Sinndeutung der deutschen Revolution, se rapportent d'abord à l'expérience de la Première Guerre mondiale, expérience qui fut commune à Jung et à Adolf Hitler ; elles sont également très sensibles dans la critique de l’ordre politique et social qui a émergé après cette guerre ; elles apparaissent enfin dans les tentatives de fonder un nouvel ordre social et éthique grâce à une élite de type nouveau.
La génération à laquelle appartenaient aussi bien Jung (né en 1894) que Hitler (né en 1889) a été profondément marquée par la Première Guerre mondiale à laquelle les deux hommes ont participé en tant que volontaires dès le début des hostilités (3). Les batailles d’une rare violence meurtrière ont provoqué chez Jung et ses congénères une nouvelle vision de la vie, bien éloignée du confort feutré et des petits sentiments égoïstes des bourgeois (4).
Selon Jung, la guerre a engendré auprès de sa génération une nouvelle interrogation métaphysique sur le sens de la vie. Puisé dans l’omniprésence de la mort dans les tranchées et sur les champs de bataille, le nouveau sens existentiel ne pouvait être que moral et religieux. Il provoqua, toujours selon Jung, mais aussi selon d’autres témoins de l’époque (5), un renversement radical des mentalités, créa un fossé infranchissable entre la jeune génération et les aînés et finit par prendre la signification d’une révolution spirituelle (6), semblable à celle dont avait rêvé le Zarathoustra de Nietzsche. Libératrice et régénératrice, cette révolution proclamerait la fin de l’ère du libéralisme et annoncerait le début de l’ère du conservatisme (7).
Pourtant les réalités politiques et sociales résistent souvent aux projections utopiques hardies. Lorsque les jeunes soldats et officiers rentrèrent du front beaucoup d’entre eux trouvèrent un monde qui leur était entre temps devenu foncièrement étranger. Le libéralisme de l’époque wilhelminienne avait fait surface, il s’affichait comme le dogme politique régnant avec son cortège d’individualisme, d’hédonisme et de matérialisme et imprégnait les mentalités et les institutions politiques et culturelles allemandes (8).
C’est ainsi que Jung présenta dans Die Herrschaft der Minderwertigen l’ère de la République de Weimar, premier État allemand conçu exclusivement d’après le modèle du libéralisme occidental.
Issue d’une révolution des institutions étatiques, la République de Weimar rompait avec la conception allemande du pouvoir étatique et de l’organisation politique de la société. Jung critiqua sévèrement les changements qu’avait apportés la nouvelle constitution et s’en prenait en particulier au pouvoir qu’exerçaient dans cet État des partis (9) les formations politiques et notamment le parti qui était sorti victorieux des urnes. Un État soumis à l’intérêt électoraliste des partis politiques manque par conséquent à sa vocation première, c’est-à-dire représenter la res publica, la chose publique dans l’intérêt de tous. La mainmise des partis politiques sur l’État était pour Jung imputable aux idées abstraites et nocives de l’égalitarisme et de l’individualisme selon les dogmes démo-libéraux chers aux occidentaux. Ces dogmes débouchent sur une société morcelée, déchirée par les luttes d’intérêts antagonistes qui poussent à la radicalisation. L’État des partis devient ainsi sous la plume de Jung un État de guerre civile larvée endiguant tant bien que mal les continuels désordres par le formalisme du droit.
Par conséquent, Jung opposa à l’État des partis libéral une nouvelle communauté politique, — la Volksgemeinschaft (10). Celle-ci fut également proclamée par Hitler et les nationaux-socialistes. Le nouvel ordre politique devait instaurer et maintenir la cohésion et la solidarité au sein de la société politique et neutraliser par la médiation les incessants conflits sociaux. La Volksgemeinschaft promettait, partant, le retour à l’ordre politique de la monarchie, ordre plus stable que beaucoup d’Allemands préféraient à l’instabilité politique de la République de Weimar.
Il est alors compréhensible que le parti de Hitler attirât les déçus de cette République et notamment la génération de la guerre, soldats et officiers sans emploi et qui se sentaient trahis par la révolution de 1918 et par les changements politiques considérables qu’elle avait engendrés (11). Le NSDAP répondait à leurs attentes. Selon E. J. Jung, il œuvrait de surcroît pour le renaissance des valeurs éthiques et religieuses (12) au sein de la société (13). Il se prononçait en outre pour la création d’une nouvelle élite, appelée à régénérer une société que l’on disait nivelée politiquement à la suite de l’égalitarisme et nivelée moralement à la suite de l’hédonisme et du matérialisme (14). Parmi les valeurs, le sentiment national (15), profondément heurté par le traité de Versailles, devait selon Jung et le national-socialisme devenir une des valeurs-phares de cette révolution allemande dont on attendait la régénération du monde moderne.
Voici, dans les grandes lignes, les convergences idéelles entre le conservateur révolutionnaire et le national-socialisme. Mais ces convergences ont-elles le même poids que les divergences (16) ? C’est ce qui sera étudié dès à présent.
Les divergences
Les divergences entre Jung et les nationaux-socialistes concernent essentiellement la conception de l’éthique politique, la définition de l’élite et enfin la définition de l’État. Dans sa critique, Jung s’appuyait sur les observations que lui avaient inspirées les premières mesures et le comportement des nationaux-socialistes.
Le premier reproche grave que Jung adressait aux nationaux-socialistes visaient l’absence de transcendance chrétienne dans leurs théories et proclamations « révolutionnaires ». Il s’y ajoute le fait que déjà vers la fin de l’année 1933, le régime entrait en conflit avec certains milieux de l’Église protestante et que des évêques catholiques comme Monseigneur Faulhaber de Munich stigmatisaient publiquement l’esprit païen du nouveau régime ainsi que ses attaques contre l’Ancien Testament. Jung apercevait à son tour partout une franche Diesseitsgläubigkeit, une tendance à la sécularisation : surestimation du peuple en tant que valeur raciale et nationale, surestimation du rôle de l’État (central), surestimation de l’économie, du formalisme du droit et enfin du pouvoir intellectuel, créateur et organisateur de l’homme (17). De relies conceptions sont pour Jung dans le droit fil d’une certaine Aufklärung, elles le ramènent à la Révolution de 1789, à son optimisme anthropologique radieux et naïf qui exaltait les capacités illimitées de l’homme ainsi que sa perfectibilité.
Pour le chrétien Edgar Julius Jung rien de plus erronées et trompeuses que de telles idées ! Elles attestent l’influence du courant anti-religieux et anti-chrétien sur l’anthropologie moderne, détachant celle-ci du christianisme pour la rattacher au libéralisme (et au marxisme) et à leurs fausses idoles du progrès. De cette façon, Jung critiquait implicitement le manque d’humilité qui ressort de la conception des valeurs chez les nationaux-socialistes, des valeurs somme toute biologiques (peuple, race), voire matérialistes et dominatrices (omnipotence de l’appareil étatique au service du parti unique, omnipotence du parti, de l’économie, de l’organisation politique). Aux arguments volontaristes des nationaux-socialistes et à l’exaltation des capacités intellectuelles et créatrices de l’homme (allemand) Jung objectait des arguments qui s’inspiraient de la piété et de la foi. La piété et la foi incitent l’homme moderne à se soumettre à une volonté qui dépasse la sienne. Selon les valeurs anthropologiques du conservateur révolutionnaire l’homme se trouve placé sous Dieu et non à la place de Dieu comme le proclamaient libéralisme, marxisme et national-socialisme. Quelle perversion de l’image de l’homme et des peuples que de les ramener à des considérations purement biologiques et raciales ! Cela revenait à faire de la biologie la nouvelle religion avec des élus et des damnés. Pour Jung peuples et individus sont vénérables en tant que réalités spirituelles supérieures. Ils sont les créations de Dieu qui se réalise tantôt dans l’ensemble (peuple), tantôt dans la partie (personne) (18). On voit alors clairement que le sentiment national était chez Jung d’une toute autre nature que chez les nationaux-socialistes pour qui le patriotisme devenait nationalisme agressif et dominateur légitimant les pires projets impérialistes.
Jung en revanche insistait beaucoup sur le fondement éthique et religieux de l’individu et du peuple. Le sentiment national s’imprégnait chez lui du même esprit spirituel, il ne devait pas devenir nationalisme. Avec force, Jung critiquait la réduction quantitative dont l’anthropologie était frappée dans l’idéologie national-socialiste. Celle-ci ignorait la véritable valeur de la personne humaine, elle ne la concevait que sous l’angle du collectif, c’est-à-dire comme partie infiniment petite de l’ensemble tout puissant (« Du bist nichts, dein Volk ist alles », tu n’es rien, ton peuple est tout).
L’individu compris comme parcelle de l’ensemble — que celui-ci soit nation ou volonté générale — ramène une nouvelle fois aux idées du courant démocratique depuis le contrat social de Rousseau et la Révolution française. Mais cette vision quantitative ne peut déboucher sur la personnalité qui était pour Jung avec le peuple une des plus hautes catégories spirituelles qui soit.
Dans le domaine de l’activité publique, Jung pensait à une relation de réciprocité stimulante (glückliches Spannungsverhältnis) entre la personne et le collectif (19). Cette relation devait magnifier et développer des valeurs éthiques sociales et conduire vers l’enrichissement spirituel du collectif. C’est à la lumière de cette relation réciproque entre la personnalité socialement intégrée et le collectif qu’il faudra interpréter le terme d’ordre si caractéristique de la pensée conservatrice allemande. Il s’agit d’un ordre naturel et spirituel à la fois, inscrit dans l’harmonie universelle et vivante de la création. Les nationaux-socialistes, quant à eux, ne présentent pour Jung qu’une déplorable caricature de l’individu et du collectif, loin de toute spiritualité.
De profondes divergences apparaissent également lorsque l’on s’emploie à cerner le sens que conféraient Jung et les nationaux-socialistes au terme d’élite. C’est une élite formée de personnalités exemplaires tant sur le plan moral que religieux qui, selon le conservateur, devait donner l’exemple et élever spirituellement la cité. Pour bien se démarquer des nationaux-socialistes, Jung préférait au terme d’élite celui d’aristocratie. Ce terme se réfère à une tradition plusieurs fois millénaire et exprime parfaitement le devoir d’excellence morale et spirituelle que Jung attendait de l’élite sociale (20). La prétention des nationaux-socialistes d’avoir remplacé la démocratie égalitaire par une démocratie élitaire (le fameux Führer-prinzip), ne l’abusait pas. Bien que le peuple fût considéré ici et là comme le réservoir des futures élites, les visions divergeaient radicalement selon que l’on était conservateur révolutionnaire ou national-socialiste. Celui-ci donnait à l’élite un sens exclusivement matérialiste et utilitaire. Cela ressort clairement de l’importance attribuée au travailleur et au travail dont l’idéologie national-socialiste faisait des valeurs sociales essentielles (« Arbeiter der Stirn und Arbeiter der Faust »). Ainsi le sens de l’élite glissait de l’excellence intérieure et de la performance éthique qu’il gardait chez Jung vers l’excellence extérieure, le rendement, la performance économiques (21).
À l’excellence économique les nationaux-socialistes ajoutaient l’excellence biologique (c’est-à-dire raciale) et l’excellence idéologique : appartenait à l’élite celui qui avait fait siennes les dogmes de la Weltanschauung nazie et qui avait adhéré au parti. De cette façon, le terme d’élite se politisait, conformément à l’exemple donné par le fascisme italien qui s’inspirait des enseignements de Pareto (22). Bien qu’ancien disciple de Pareto à Lausanne, Jung ne le suivait pas sur ce chemin qui mène selon lui à une interprétation réductrice de l’élite. Celle-ci doit rester ce qu’elle avait été dans le passé : un corps social dont les fonctions publiques se légitiment par des qualités humaines avant tout éthiques et spirituelles. Et c’est dans ce sens qu’il faut comprendre le terme de virtus que Jung emploie pour désigner l’excellence intérieure de la noblesse.
Certes, élite et promotion sociale ne sont pas des contraires comme ne le sont pas aristocratie et démocratie (23). Là-dessus, conservateur et national-socialiste étaient plus ou moins d’accord. Mais tout dépend vers quoi conduit cette promotion sociale : vers l’apparatchik, l’homme de la nomenklatura ou vers « l’homme de qualité » ?
Partant, l’idéal de la société, de la Volksgemeinschaft fait apparaître les mêmes clivages entre une idéologie éthique et une idéologie politique. Chez Jung : la société repose sur les valeurs éternelles de l’éthique et de la spiritualité. Celles-ci sont aussi politiques, parce qu’elles doivent s’actualiser dans la polis. Chez les nationaux-socialistes : la société est mise au pas par l’idéologie politique régnante. Chez Jung : une conception universelle du corps social. Chez les nationaux-socialistes : une conception partisane qui exclut ceux que l’on considère comme les ennemis de la Parteigesinnung [mentalité du parti] ou qui ont été désignés comme tels par les dogmes idéologiques. Là : une société solidaire, ici : une société en proie à la haine, à la lutte et à la persécution.
La conception de l’État révèle des divergences aussi importantes. Elles séparent définitivement le conservateur révolutionnaire du national-socialisme.
Pour E. J. Jung, le national-socialisme aspirait secrètement à l’État total (24) dont les deux piliers sont la nation une et égalitaire (tant sur le plan légal que sur le plan idéologique) et le pouvoir central et absolu du parti unique. Si les nazis arrivaient à réaliser cet État total (nous sommes en automne 1933 !) ils rompraient brutalement avec les traditions institutionnelles allemandes que Jung souhaitait sauvegarder, voire renforcer par des transformations significatives. Les nazis en revanche réaliseraient avec leur projet d’État total le modèle jacobin et léninien en Allemagne.
Par conséquent, l’idéal de Jung n’était ni l’État total, ni l’État autoritaire compris comme absolutisme étatique. L’interpréter ainsi serait un grave contresens (25). Jung parlait de Hoheitsstaat [État souverain] et c’est ce terme convient maintenant d’expliquer. Il appartient en effet à un courant philosophique, politique et juridique qui tout au long du XIXe siècle n’a cessé d’inspirer les doctrines institutionnelles allemandes. Au XXe siècle, ce courant s’est intensifié à la suite de la révolution de 1918 et de la création d’une république de type occidental.
Jung définissait le Hoheitsstaat comme un État de droit, corporatif et chrétien (26). Nous nous pencherons ici essentiellement sur le terme d’État de droit corporatif (= Hoheitsstaat) parce qu’il a donné lieu à de multiples malentendus.
Le Hoheitsstaat est de prime abord un État de droit fédéral conçu sur la base d’organes de droit public (öffentlich-rechtliche Körperschaften = corporations institutionnelles) ; ces organes s’élèvent, hiérarchisés, du bas vers le haut en séries ascendantes. Les organes de droit public sont librement constitués, ils bénéficient de larges droits de gestion, d’administration et de législation, cependant dans des domaines distincts, définis par une constitution. Ainsi la Selbstverwaltung [autogestion ou auto-administration] du deuxième Reich et de la République de Weimar glissent chez E. J. Jung vers une Selbstregierung [autogouvernance] régionale et communale, ce qui signifie incontestablement une démocratisation considérable de l’exercice du pouvoir (27).
Un tel État se présente également avec les caractéristiques de l’État de droit. Il respecte d’abord tous les droits que la constitution accorde aux organes de droit public. Mais il réclame aussi, en tant qu’organe autonome de droit public les droits qui sont les siens, comme par ex. sur le plan intérieur la médiation, le contrôle de la conformité légale des décisions prises par les organes de droit public et finalement, le maintien de la cohésion interne par la réalisation du bien public, la res publica. On le voit, cet État n’est pas l’État-gendarme des libéraux, une institution pour garantir et protéger les droits de l’individu, il est, au contraire, dans la vie publique un acteur puissant et omniprésent sans être pour autant omnipotent. Pour pouvoir assumer ses fonctions essentielles à la cohésion étatique, le Hoheitsstaat jouit d’un statut à part, différent de celui qui revient aux autres parties de l’entité étatique. Ce statut spécifique nous ramène au concept de la souveraineté (Hoheitsstaat).
Dans le Hoheitsstaat, les organes de droit public sont juridiquement identiques à l’État et disposent de ce fait de la souveraineté qui revient à tous les organes de droit public. Pourtant, l’État se démarque des autres organes publics parce qu’il est le seul organe à qui revient la fonction d’englober tous les autres et de les attirer à lui. C’est ce statut-là qui fonde son autorité et confère à sa souveraineté une nature spéciale. Il est effectivement l’unique organe de droit public qui détient la souveraineté de l’ensemble. Comme on voit, le terme de Hoheitsstaat peur donc être compris dans un double sens : en tant qu’organe englobant, il est unitaire et centralisateur, mais en tant qu’ensemble des organes englobés, il est pluriel et décentralisé.
Une telle conception complexe peut à juste titre être considérée comme le dépassement novateur du principe de la souveraineté hérité de la féodalité et rattaché depuis Jean Bodin à la conception romaine de l’individualité.
Grâce à son statut particulier de Hoheitsstaat, l’État est une personne morale réelle dotée de pouvoirs spécifiques qui lui confèrent auctoritas et potestas selon la tradition du constitutionnalisme allemand. Mais ces droits, répétons-le, ne font pas du Hoheitsstaat un État autoritaire et encore moins un État totalitaire pour la simple raison qu’il partage le pouvoir avec les organes de droit public et requiert leur collaboration.
Le Hoheitsstaat de Jung assume également des fonctions morales : grâce à sa structure décentralisée plurielle (körperschaftlich) il permet à chaque membre de la communauté étatique de s’assumer pleinement dans le domaine politique et de participer au rayonnement des valeurs civiques et éthiques dans la cité. De cette façon, de nouvelles Honorationen [associations notabiliaires], qui se vouent au service de la res publica et se soumettent au libre arbitre de leur conscience remplaceront les Honorationen actuelles qui travaillent pour l’intérêt de leur parti politique respectif et pour leur propre carrière au sein de ce parti et qui restent soumises aux ordres de leurs chefs.
Ajoutons pour finir que le Hoheitsstaat abolit les partis politiques et organise son système électoral de façon plurielle, abandonnant le vote égal et universellement direct. Jung espérait ainsi faire émerger des personnalités indépendantes et compétentes. Il se référait par ailleurs expressément au modèle anarchiste des conseils (28), d’après lui le phénomène le plus intéressant qu’ait produit la révolution de 1918. Les anarchistes se prononçaient pour des élections directes à la base seulement et dans des organes aux membres peu nombreux, pour le reste, ils prévoyaient des élections indirectes. Le vote dans le système de la Selbstverwaltung était conçu de la même façon (29). Mais Jung s’inspirait aussi du système du fédéralisme suisse et de ses emprunts à la démocratie directe. Tour cela conduit à une réforme profonde du fédéralisme parlementaire des Länder allemands, tel qu’il avait existé sous la République de Weimar et débouche sur ce qu’il convient d’appeler l’État unitaire décentralisé selon un certain courant de la Révolution conservatrice dont Jung s’était fait le porte-parole.
Au terme de notre étude, nous revenons à notre interrogation initiale : qu’est-ce qui pèse finalement plus lourd dans la balance du jugement : convergences ou divergences ? De la réponse dépendra soit la condamnation de Jung comme complice des nationaux-socialistes, soit la reconnaissance de la sincérité, mais aussi de la validité de beaucoup d’arguments qu’il avançait. Nous pour notre part n’hésitons pas à trancher en faveur des divergences et cela du moins pour deux raisons : Comme on a pu le constater, les divergences se manifestent dans des domaines essentiels, tels l’organisation politique de la société, la nature de l’élite et la nature des valeurs : à savoir défense de la spiritualité et de l’humanisme chrétien chez Jung, culte de la race et matérialisme chez des nationaux-socialistes. La Révolution allemande acquiert partant un sens bien différent selon qu’elle est conçue par le conservateur ou par le national-socialiste. Pour le premier, la révolution devait jeter les bases d’une nouvelle société politique et civile construite selon les principes spirituels chrétiens. Comme dans le célèbre essai de Nicolas Berdiaev Le nouveau Moyen Âge (30), ces principes détermineront la morale, la conception du pouvoir, l’organisation politique et civile et finiront par façonner les mentalités. Jung pensait que l’Allemagne, moins longtemps soumise au système du libéralisme occidental à cause du constitutionnalisme monarchique de type allemand, serait appelée à devenir le modèle politique et culturel pour tous les peuples européens fatigués des désagrégations et désordres sociaux consécutifs au système de la démocratie libérale.
Quant aux nationaux-socialistes, le sens qu’ils donnaient à la Révolution allemande justifiait avant tour la création d’un régime totalitaire dont Jung avait clairement ressenti et condamné les prémices dans son ouvrage Sinndeutung der deutschen Revolution.
Il est vrai que notre jugement nous éloigne de ceux qui ont fait le procès à Jung et au conservatisme révolutionnaire — un peu à la hâte, nous semble-t-il. Pour les uns, Jung n’était rien d’autre qu’un complice des nationaux-socialistes et sa critique l’expression de ses ambitions personnelles déçues par le régime hitlérien. D’autres n’aperçoivent aucune rupture entre les deux courants d’idées puisque les conservateurs éraient conscients que Hitler se servait de leurs idées. En réalité les choses étaient bien plus complexes. Notre exposé a voulu en faire la démonstration. Nous nous sentons par ailleurs confortée par l’excellent article de M. Louis Dupeux (31) consacré aux différences entre l’idéologie hitlérienne et les idées de la Révolution conservatrice.
Mais peut-on reprocher au conservatisme révolutionnaire d’avoir rendu le national-socialisme acceptable auprès de la population allemande ? C’est juger avec les connaissances d’aujourd’hui. Bien des données avaient concouru à l’époque pour recommander le national-socialisme aux électeurs allemands, à commencer par les dangers d’une révolution bolchevique en Allemagne, le traité de Versailles et ses conséquences économiques et politiques désastreuses, les carences institutionnelles de la République de Weimar et pour finir la crise économique de 1929. Hitler fut nommé chancelier à la suite d’une intrigue ourdie par l’ex-chancelier Franz von Papen, désireux d’écarter son rival Kurt von Schleicher du pouvoir. La pratique démagogique dont usent tous les partis politiques modernes a fait le reste. Le mouvement des conservateurs révolutionnaires, en revanche, ses écrits et discussions n’ont eu qu’une part négligeable dans l’ascension politique de Hitler. Celui-ci était porté au faîte du pouvoir par un électorat prolétaire, le même qui votait en d’autres circonstances communiste, par celui des paysans et de la petite bourgeoisie, c’est-à-dire par les victimes principales de la grande crise économique. Or ces groupes sociaux n’appartiennent pas à cette élite intellectuelle à laquelle s’adressaient les auteurs de la Révolution conservatrice.
Il ne faudrait pas oublier non plus que les nazis se sont acharnés contre les conservateurs avec une haine semblable (32) à celle qu’ils vouaient aux communistes et socialistes. Pour cette raison la thèse de Armin Mohler (33) garde pour nous toute sa pertinence. Mohler distingue le parti de masse de ses contestataires, des esprits autonomes et intelligents qui reprochent aux idéologues du parti de masse de pervertir leurs idées (34). Une fois arrivés au pouvoir, les dirigeants du parti de masse font taire les contestataires gênants. C’est ce qui s’est produit le 30 juin 1934 lorsque Jung et d’autres conservateurs furent assassinés sur ordre de Hitler. À ce moment commença la grande persécution du conservatisme révolutionnaire. Elle se prolongea pendant toute la durée du régime hitlérien. Avec le 20 juillet 1944 et dans les mois qui suivirent, elle atteignit un dernier sommet sanglant. Or les auteurs du coup d’état manqué et leurs alliés civils appartenaient dans leur majorité au conservatisme révolutionnaire. En voulant renverser Hitler et mettre un terme à son régime criminel, ces hommes ont aussi voulu montrer au prix de leur propre vie que des valeurs essentielles de morale et de religion les séparaient de l’idéologie raciale et des pratiques abjectes des nationaux-socialistes.
Ainsi l’histoire elle-même suggère la thèse à laquelle nous souscrivons à notre tour : à savoir que l’hitlérisme a été la perversion d’un mouvement d’idées qui critiquait les errements de la modernité politique et sociale avec des arguments dont beaucoup restent encore aujourd’hui valables.
• Notes :
  • 1. Edgar Julius Jung, Gegen die Herrschaft der Minderwertigen, Deutsche Rundschau, Berlin 1927 ; Sinndeutung der deutschen Revolution, Schriften an die Nation, hg. von Werner Beumelburg, 55/56, Berlin, 1933. Bien que l'auteur prît à cette époque quelques précautions qui atténuent sa critique du national-socialisme, celle-ci restait dans l'ensemble étonnamment virulente.
  • 2. Selon Edgar J. Jung dans Sinndeutung.
  • 3. EJ Jung, Gegen die Herrschaft der Minderwertigen, p. 1-3.
  • 4. On trouve chez Jung une sévère condamnation de l’époque wilhelminienne, condamnation qui est assez fréquente chez les auteurs qui appartiennent à la Révolution conservatrice. Voir Gegen die Herrschaft der Minderwertigen, p. 3 et Sinndeutung, p. 12.
  • 5. Citons, par ex., le roman d’Alfred Döblin, Novembre 1918.
  • 6. « Die deutsche Kriegsjugend kehrt unter dem Gesetz des Kriegserlebnisses der Zivilisation den Rücken und strebt der schöpferischen Kulrur zu. Nicht etwa aus der Einstellung heraus, dass die bisherige zivilisatorische Entwicklung falsch gewesen wäre ; sie erkennt vielmehr ihre Gesetzmässigkeit, hält aber jenen Zeitabschnitt fur vollendet », Herrschaft der Minderwertigen, p. 34.
  • 7. Sinndeutung, p. 11.
  • 8. « Aber das gesellschaftliche Leben, die sittlichen und rechtlichen Wertmasstäbe änderten sich nach dem Kriegsausgang in verblüffender Raschheit. Ja, das äussere Leben, sogar die Formen der Kleidung und des täglichen Umgangs wechselten schlagartig ihr Aussehen. (À l’époque, les femmes montraient pour la première fois leurs jambes, elles se coupaient les cheveux et les portaient à la garçonne). Nicht dass etwas Neues gekommen wäre. Es war vielmehr so, dass Dinge, die vor dem Kriege schon lebten und um Geltung rangen, aber doch verabscheut wurden oder zumindest Ablehnung erfuhren, dass solche Dinge plötzlich herrschend wurden. Hierher gehört auch die Änderung der Staatsform, der Übergang von der Monarchie zur Republik. Das ware nichts Besonderes, wenn die deutsche Republik eine Schöpfung deutschen Geistes wäre. Aber niemand hat es gewagt, im deutschen Geiste Staats = und Regierungsformen zu ersinnen, die den Deutschen innerlich angemessen gewesen wären und äusserlich dem Stande entsprochen hätten, den die Regierungstechnik der abendländischen Völker erheischt » (Die Herrschaft der Minderwertigen, p. 34). Jung critique donc l’orientation trop occidentale de la constitution allemande de 1919. Il se réfère certainement à la création d’un État des partis politiques qui rompt avec la constitution bismarckienne. Celle-ci avait en effet prévu le partage du pouvoir étatique entre deux instances distinctes et rivales : la couronne et le Reichstag. Le grand juriste E. R. Huber constate également, dans son œuvre monumentale Deutsche Veifassungsgeschichte seit 1789 (tome VI), l’importance des modèles français et anglais pour la nouvelle constitution allemande.
  • 9. L’idéologie des partis est hypocrite, constata-t-il dans le même ouvrage, puisque les partis politiques n’ont qu’une seule Weltanschauung : « nur eine Weltanschauung eignet allen Parteien gleichmässig, dass man selbst ans Ruder komme und die andere Partei davon wegdränge » (op. cit., p. 11) ; et un peu plus loin : « Konstitutionalismus war nur ein Übergang, der zur heutigen Republik, d.h. dem heutigen Parteienstaat führt. Ist nun der heutige Staat als Endpunkt dieser Entwicklung etwas anderes ais ein Zweckverband zur Wahrung bestimmter Interessen ? Gewiss. Und welches ist der Zweck ? Schutz und Ermöglichung des Geldbesitzes. Dieser errichtete folglich seine Herrschaft über den Staat » (Sinndeutung, p. 106). Jung constate que le ressort de ce nouvel État est l’acquisition de capitaux. Non de capitaux qui proviennent du travail, mais de capitaux qui proviennent de la spéculation boursière et des grandes concentrations financières. Ce sont elles qui ont bénéficié de la révolution de 1918 (op. cit., p. 108). Alfred Döblin critique la République de Weimar avec des arguments similaires in : Wissen und Verändern, 1931.
  • 10. Sinndeutung, p. 9.
  • 11. « Als die Freikorps keine antispartakistische und grenzschützende Aufgabe mehr hatten, als jeder Putsch unmöglich geworden war, mussten die wehrfreudigen Männer des deutschen Volkes einer Einrichtung, wie die SA sie darstellt, zuströmen. Und so wurde aus der Partei eine militante politische Bewegung. So entstand jene eigentümliche Mischung von propagandistischer Massenpartei und revolutionärer Truppe, die Nationalsozialismus heisst » (Sinndeutung, p. 15). Et un peu plus loin Jung écrit : « Eine weitere sozialrevolutionäre Seite des Nationalsozialismus besteht in dem, was ich seine ‘Soziologie’ nennen möchte. Er wurde die Partein der Enterbten (…). Bei den Enterbten, die sich um den Nationalsozialismus sammelten, handelt es sich (…) um die Opfer des bürgerlichen Zusammenbruchs. Der Kriegsverlust kostet uns Armee, Kolonien, Grenzlande, Marine und überseeische Handelsniederlassungen. Die Inflation vernichtete bürgerliche Tradition und Wohlhabenheit (…). So entstand eine ungeheure Schicht der im persönlichen Aufstieg Gehemmten » (ibid., p. 18-19).
  • 12. Il faut rappeler ici le programme du parti national-socialiste de l’année 1920 mentionnant au § 24 son attachement à un « christianisme positif » (positives Christentum). Ce terme, certes assez flou, pouvait néanmoins créer l’illusion que le parti d’Adolf Hitler voulait rompre avec la politique anticléricale de la République de Weimar. Le 21 mars 1933, Hitler avait en outre dans son programme de gouvernement expressément invité les deux Églises à la construction de la nouvelle Allemagne, il semblait donc vouloir mettre un renne à leur isolement et à leur marginalisation, consécutives à la politique anticléricale des gouvernements précédents. Il n’était donc pas tout à fait faux à l’époque de déceler auprès des nationaux-socialistes et de leurs déclarations des préoccupations éthiques et religieuses traditionnelles, même si aujourd’hui, on sait à quel point Hitler savait manipuler l’électorat.
  • 13. « So vielfarbig die Wasser des nationalsozialistischen Quellstroms schillern, so eindeutig ist jene revolutionäre Richtung, die hier mit dem Schlagwort des revolutionären Konservatismus bezeichnet werden soll. Wer in ihr marschiert, kommt natürlich von seinem eigenen Ausgangspunkt und hat sein besonderes Arbeitsgebiet. Aber der Weltanschauungshimmel, der dies Gebiete überwölbt, ist derselbe. Überall wird der drohende Zerfall der ewigen Werte erkannt, als seine Ursache die zersetzende Wirkung der liberalen Ideen = und Formenwelt dargestellt » (Sinndeutung, p. 20).
  • 14. « Der Nationalsozialismus hat sich unter dem Einfluss biologischer Gedankengänge, befrumrer vom konservativen Schrifttum und aus seiner eigenen Gefühlswelt heraus, die das Führertum bejaht, eingehend mit der Frage des Adels befasst. Vorläufig beharrt er in der Vorstellungswelt der politischen Elite [Jung appelle celle-ci aussi ‘démocratique’] » (Sinndeutung, p. 52). « Der Ansatz zu einer demokratischen Elitebildung ist vorhanden, der es zu einem neuen Adel fehlt (Jung fait la différence entre élite et noblesse et donne la préférence à la dernière). (…) Es kommt darauf an, ob sich die ‘aristokratischen’ Strömungen durchsetzen oder ob die deutsche Revolution [ = la révolution national-socialiste] an ihre demokratische Dynamik gebunden bleibt [c’est-à-dire qu’elle entend par aristocratie ou élite la nomenklatura de son parti] » (Sinndeutung, p. 52-53).
  • 15. D’après Jung seul le nationalisme des conservateurs est valable puisqu’il se réfère à des valeurs spirituelles (Sinndeutung, p. 12-13).
  • 16. Selon EJ Jung dans Sinndeutung.
  • 17. Jung note entre autre que la religion national-socialiste du cosmos traduit peut-être une attitude métaphysique, mais elle n’est pas chrétienne et ignore la transcendance. La Diesseitsgläubigkeit est pour lui un indice patent que les nationaux-socialistes restent inféodés aux idées de l’anti-cléricalisme et du rationalisme optimiste de la Révolution française. « Die Gläubigkeit der deutschen Revolution [c’est-à-dire national-socialiste] (liegt) teilweise in der Linie der Säkularisation. Die Überschätzung von Volk und Staat, Wirtschaft und Rechtsfragen, von menschlicher Schöpferkraft und Organisation grenzt an Wunderglauben. Die irdische Macht wird zu hoch gewertet, man glaubt zu sehr an Willen und zu wenig an Gnade », Sinndeutung, p. 47.
  • 18. Idées forcement imprégnées des doctrines sociales catholiques. « Ein Volk ist die Individuation götlichen ‘Geistes’, ist ein organisches Ganzes. Dies ist kein Bekenntis zu einer biologischen Betrachtungsweise, ein Volk ist nicht biologischen Gesetzen unterworfen. Die Individuation, von der hier die Rede ist, ist geistig-metaphysischer Natur, sie entzieht sich wissenschaftlichen Gesetzen » (Gegen die Herrschaft der Minderwertigen, p. 8). « Der Einzelmensch ist aber nicht nur Individuum, nicht nur Zugehöriger einer bestimmten Gattung, nicht nur Teilchen des Ganzen, sondern auch Perso. Als Individuum gehört er der Natur an, als Person dem Bereiche der Freiheit, also jenem geistigen Kampffelde, auf dem die Ebenbildlichkeit Gottes angestrebt wird. Der Mensch ist nicht nur eine vollendetes Naturwesen, sondern auch ein unvollständiges gottähnliches Wesen » (Sinndeutung, p. 92).
  • 19. Sinndeutung, p. 55.
  • 20. « Wenn der Adel zur politischen Führung berufen ist, so liegt dies in seinen menschlichen Eigenschaften begründet und nicht in seiner politischen Gesinnung. Seine Fähigkeit, dem Staate zu dienen, bezieht er aus seiner Demut vor der Geschichte, seine Begabung zur Herrschaft aus seinem Dienstschaftsverhältnis zum Volke, seine Ehre aus seiner Treue, seine Ehrgeizlosigkeit aus seinem Selbstwert » (Sinndeutung, p. 52).
  • 21. Op. cit., p. 51-52.
  • 22. Op. cit., p. 52
  • 23. Une aristocratie ouverte est démocratique parce qu’elle accueille tous ceux qui remplissent ses règles écrites ou non écrites. Tel fut le cas au Moyen Âge, lorsque le corps de la noblesse était largement ouvert à tous et la mobilité sociale considérable.
  • 24. « Augenblicklich marschiert alles auf den totalen Staat zu » (Sinndeutung, p. 53).
  • 25. « Aus dem Liberalismus stammt ja nicht nur der neutrale Staat des parlamentarischen Systems [neutraler Staat = État gendarme libéral], sondern auch die Volksdemokratie eines Rousseau, die sich vom modernen totalen Staat im Wesen wenig unterscheidet. Wer die konservative Staatsgestaltung der liberalen entgegensetzen will, muss auch mit der [zentralistischen] Demokrarie Schluss machen und damit zu einer Vorstellung vom Staate zurückkehren, die vor dem Zeitalter der Aufklärung liegt [Jung se réfère ici à l’État corporatif qui avait également inspiré les penseurs romantiques, mais dont ils s’étaient néanmoins distingués sur des points essentiels]. Der Hoheitsstaat oder Herrschaftsstaat kann seinem Wesen nach auf Totalität verzichten » (Sinndeutung, p. 100).
  • 26. « Der totale Staat wird getragen von der Nation, die aus Menschen gleichen Rechts und gleicher Gesinnung besteht, der christliche Staat von den staatsgebundenen Körperschaften, in denen jeder an seinem Platze steht » (Sinndeutung, p. 55). « Der totale Staat ist seinem Wesen nach zentralistisch und absolutistisch » (ibidem). « Der Körperschaftsstaat [ou Hoheitsstaat] beruht auf dem Rechtsgedanken, der zum Titel der zusammenfassenden und ordnenden Staatsmacht wird. Sein Wesen ist nicht die Gewalt, sondern das Recht » (ibidem).
  • 27. Il est intéressant de comparer la démocratie telle que Gustav Radbruch la définit (cité par Jung dans Die Herrschaft der Minderwertigen, p. 97-98) à la démocratie corporative que Jung défend. La démocratie selon la définition de Radbruch débouche pour Jung sur l’absolutisme de la majorité ou encore sur l’absolutisme de l’État. Elle entraîne la soumission de l’individu à la dictature de la majorité. Mais elle signifie aussi la concentration du pouvoir au sommet de l’État. Adversaire de toute concentration abusive du pouvoir, Jung se prononce même contre la monarchie si cette dernière devait être absolue. Qu’est ce qui distingue alors la démocratie corporative que Jung appelle de ses vœux de la démocratie définie par le social-démocrate Radbruch ? La première ignore l’absolutisme de la majorité et d’un pouvoir centralisé puisqu’elle pratique le pluralisme des majorités et a du pouvoir une conception décentralisée. Elle ignore en outre l’égalité absolue et défend l’idée d’un pouvoir hiérarchisé proposant, partant une égalité relative. Celle-ci offre aussi une meilleure garantie de la liberté et de l’indépendance, puisque chaque corporation institutionnelle de droit public est reconnue dans son indépendance et dans ses libertés par l’État. Qu’est-ce qui en revanche rapproche les deux conceptions de la démocratie, celle définie par Radbruch et celle défendue par Jung ? Chez les deux se trouve la même définition de la liberté en tant que participation aux affaires publiques, encore que celle-ci soit beaucoup plus étendue chez le révolutionnaire conservateur, les deux assimilent la liberté au socia1isme et comprennent la démocratie comme une démocratie directe. C’est pourquoi Jung est favorable à l’anarchisme et à la démocratie des soviets, pourvue qu’elle s’organise selon les ordres des métiers et non selon les formations politiques des partis. Avec les anarchistes Jung partage les principes suivants : caractère éthique de la politique, refus du centralisme et de l’autoritarisme de l’État, compétence législative des soviets ou des organes de la Selbstverwaltung, soumission de l’économie à l’État, socialisme.
  • 28. Le mouvement des conseils était pour Jung : « die einzige Äusserung révolurionärer Fruchtbarkeit ». « Versuche zur Verwirklichung des Rätegedankens erlagen der grösseren Stärke des westlich-liberalen Geistes » (Die Herrschaft der Minderwertigen, p. 124). « Das Rätesystem ist ein pyramidenartiger Aufbau von der Zelle bis zur Staatsspitze mit Hilfe der indirekten Wahl, die für jedes grössere Staatswesen die einzig sinnvolle ist » (Sinndeutung, p. 84).
  • 29. Jung se prononce avec force dans les ouvrages cités pour le maintien et le renforcement de la Selbstverwaltung et reproche aux nationaux-socialistes de vouloir l’abandonner : « So wurden bedeutsame Ansatzpunkte zur organischen Demokratie, die durch das hinter uns liegende formal demokratische Zeitalter hindurchgerettet worden waren, preisgegeben : damit aber der Grundgedanke der Steinschen Selbstverwaltung » (Sinngebung, p. 86).
  • 30. Qui n’est pourtant pas celui de M. Alain Minc.
  • 31. Louis Dupeux, « “Révolution conservatrice” et Hitlérisme, essai sur la nature de l’Hitlérisme », in : La Révolution conservatrice dans l’Allemagne de Weimar, Paris, Kimé, 1992 p. 201-214.
  • 32. La haine des nazis contre les anciennes élites se nourrit essentiellement du ressentiment des couches populaires déracinées jalousant aux anciennes élites une supériorité morale et culturelle qui leur reste inaccessible.
  • 33. Armin Mohler, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932, Wissenschaftliche Darmstadt, Buchgesellschaft, 1994, pp. 3-9.
  • 34. On se souvient de l’exclamation de Moeller van den Bruck après une longue discussion avec Hitler dans les intérieurs du Club de Juin, situé dans la Motzstrasse à Berlin : « Der Kerl begreift’s nie » (ce type ne comprendra jamais rien).
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