« Quis Ut Deus ? » : cette formule
latine (« qui est comme Dieu? »), attribuée à Michel dans la Bible, fut
la devise de ralliement des milieux catholiques antimodernistes,
contre-révolutionnaires et antimaçons français de la seconde moitié du
XIXe siècle. Elle résume parfaitement le contenu de l’ouvrage d’Emmanuel Kreis (Quis Ut Deus ? Antijudéo-maçonnisme en France sous la Troisième République, Paris, Les Belles Lettres, 2017),
qui fut au départ une thèse d’histoire contemporaine, travail d’une
décennie, soutenue en 2011 à l’EPHE sous la direction de Jean-Pierre
Brach.
L’ouvrage
est imposant. À plusieurs raisons. D’abord, il s’agit d’une somme de
1300 pages en deux volumes, dont 344 pages d’annexes dans le premier
volume (pp. 401-744). Ensuite, Emmanuel Kreis a fait un travail
impressionnant d’érudition, en particulier les notes biographiques
extrêmement fouillées et les nombreuses et longues citations, mettent à
jour à la fois les origines du complotisme contemporain et le moment de
la fusion de l’anti-maçonnisme contre-révolutionnaire, premier « vrai »
complotisme au sens où nous comprenons ce concept aujourd’hui (avec
Barruel par exemple), avec l’antisémitisme, montrant au passage le flou
entre antijudaïsme catholique et antisémitisme racial.
Pour ce
faire, il a épluché, décortiqué, analysé, une multitude de revues,
brochures, livres et autres tirés à part publiée entre le début du XIXe
siècle et 1930, bien que le bornage de l’ouvrage soit la Troisième
République. Il a également dépouillé les archives policières et
ecclésiastiques. Ce travail de dominicain, si on peut oser la formule,
montre aussi l’origine catholique de la fusion entre anti-maçonnisme et
antisémitisme.
L’auteur
voit la première occurrence de la mention à l’antijudéo-maçonnisme sous
la plume de Gougenot des Mousseaux (1805-1876), aristocrate légitimiste
et catholique ultramontain. Selon E. Kreis, ce dernier, avec la parution
en 1869 du pamphlet intitulé Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens
doit être vu à la fois comme le précurseur de l’antisémitisme de plume,
qui fera florès sous la Troisième République et le créateur du mythe du
judéo-maçonnisme. L’attrait de Gougenot des Mousseaux pour l’occultisme
et les spéculations mystiques, visible dans son œuvre
antijudéo-maçonnique, sera d’ailleurs la caractéristique principale de
l’antijudéo-maçonnisme catholique, encore visible aujourd’hui chez ses
héritiers. Emmanuel Kreis montre aussi le rôle important de l’abbé
Chabauty (1827-1914), prêtre contre-révolutionnaire, antisémite et
mystique dans cette
synthèse.
En outre,
l’auteur montre brillamment le passage de cette thématique catholique et
contre-révolutionnaire aux milieux propagandistes antisémites
« attrape-tout » de la fin du siècle, à commencer par Édouard Drumont,
qui le nettoient de ses aspects occultistes originels, jusqu’à son
retour en 1912 dans les milieux catholiques autour de Mgr Jouin (1844-1932) et de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes
(RISS), qui publia jusqu’en 1933, année de sa disparition, malgré la
césure de la Grande Guerre. Ses années fastes (1928-1932) virent la
collaboration dans les années 20 et 30 d’antisémites notoires comme
Henri Coston ou Xavier Vallat.
Emmanuel
Kreis décrit très bien les mécanismes mis en œuvre par ces auteurs, à
commencer par le supposé rôle du cabalisme et du talmudisme dans la
franc-maçonnerie, qui en ferait, in fine, une création juive dont
l’objectif serait la destruction des sociétés chrétiennes. Une
construction idéologique particulièrement néfaste qui aura,
malheureusement une postérité dramatique avec l’avènement du
national-socialisme.
Si l’ouvrage
est passionnant dans son ensemble, les parties consacrées à l’« Affaire
Taxil », du nom du publiciste Léo Taxil (Gabriel Jogand-Pagès) qui a
berné durant une dizaine d’années les milieux catholiques antimaçons sur
l’existence d’une franc-maçonnerie satanique, et à la RISS le sont
encore plus. On peut parfois regretter les répétitions, mais, au vu du
sujet et de l’ampleur de l’enquête, il aurait été difficile de faire
autrement. Notre principal reproche porterait plutôt sur une mise en
page assez laide, au vu du prix assez élevé de l’ouvrage (75 euros).
La lecture
est parfois ardue, gênée par les nombreuses et longues citations. Là
encore, pour la clarté du propos, il aurait été difficile de faire
autrement. D’autant que ces citations nous aident à comprendre comment
ces idées sont nées et se sont diffusées et surtout pérennisées.
Quoiqu’il en soit ce livre est une somme particulièrement utile à ceux
qui travaillent sur les origines à la fois du complotisme et de
l’antisémitisme, mais également sur l’histoire du catholicisme français .