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samedi 21 avril 2018

Aux Sources de la Théorie du complot



« Quis Ut Deus ? » : cette formule latine (« qui est comme Dieu? »), attribuée à Michel dans la Bible, fut la devise de ralliement des milieux catholiques antimodernistes, contre-révolutionnaires et antimaçons français de la seconde moitié du XIXe siècle. Elle résume parfaitement le contenu de l’ouvrage d’Emmanuel Kreis (Quis Ut Deus ? Antijudéo-maçonnisme en France sous la Troisième République, Paris, Les Belles Lettres, 2017), qui fut au départ une thèse d’histoire contemporaine, travail d’une décennie, soutenue en 2011 à l’EPHE sous la direction de Jean-Pierre Brach.

L’ouvrage est imposant. À plusieurs raisons. D’abord, il s’agit d’une somme de 1300 pages en deux volumes, dont 344 pages d’annexes dans le premier volume (pp. 401-744). Ensuite, Emmanuel Kreis a fait un travail impressionnant d’érudition, en particulier les notes biographiques extrêmement fouillées et les nombreuses et longues citations, mettent à jour à la fois les origines du complotisme contemporain et le moment de la fusion de l’anti-maçonnisme contre-révolutionnaire, premier « vrai » complotisme au sens où nous comprenons ce concept aujourd’hui (avec Barruel par exemple), avec l’antisémitisme, montrant au passage le flou entre antijudaïsme catholique et antisémitisme racial.

Pour ce faire, il a épluché, décortiqué, analysé, une multitude de revues, brochures, livres et autres tirés à part publiée entre le début du XIXe siècle et 1930, bien que le bornage de l’ouvrage soit la Troisième République. Il a également dépouillé les archives policières et ecclésiastiques. Ce travail de dominicain, si on peut oser la formule, montre aussi l’origine catholique de la fusion entre anti-maçonnisme et antisémitisme.

L’auteur voit la première occurrence de la mention à l’antijudéo-maçonnisme sous la plume de Gougenot des Mousseaux (1805-1876), aristocrate légitimiste et catholique ultramontain. Selon E. Kreis, ce dernier, avec la parution en 1869 du pamphlet intitulé Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens doit être vu à la fois comme le précurseur de l’antisémitisme de plume, qui fera florès sous la Troisième République et le créateur du mythe du judéo-maçonnisme. L’attrait de Gougenot des Mousseaux pour l’occultisme et les spéculations mystiques, visible dans son œuvre antijudéo-maçonnique, sera d’ailleurs la caractéristique principale de l’antijudéo-maçonnisme catholique, encore visible aujourd’hui chez ses héritiers. Emmanuel Kreis montre aussi le rôle important de l’abbé Chabauty (1827-1914), prêtre contre-révolutionnaire, antisémite et mystique dans cette

 synthèse.

En outre, l’auteur montre brillamment le passage de cette thématique catholique et contre-révolutionnaire aux milieux propagandistes antisémites « attrape-tout » de la fin du siècle, à commencer par Édouard Drumont, qui le nettoient de ses aspects occultistes originels, jusqu’à son retour en 1912 dans les milieux catholiques autour de Mgr Jouin (1844-1932) et de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes (RISS), qui publia jusqu’en 1933, année de sa disparition, malgré la césure de la Grande Guerre. Ses années fastes (1928-1932) virent la collaboration dans les années 20 et 30 d’antisémites notoires comme Henri Coston ou Xavier Vallat.

Emmanuel Kreis décrit très bien les mécanismes mis en œuvre par ces auteurs, à commencer par le supposé rôle du cabalisme et du talmudisme dans la franc-maçonnerie, qui en ferait, in fine, une création juive dont l’objectif serait la destruction des sociétés chrétiennes. Une construction idéologique particulièrement néfaste qui aura, malheureusement une postérité dramatique avec l’avènement du national-socialisme.

Si l’ouvrage est passionnant dans son ensemble, les parties consacrées à l’« Affaire Taxil », du nom du publiciste Léo Taxil (Gabriel Jogand-Pagès) qui a berné durant une dizaine d’années les milieux catholiques antimaçons sur l’existence d’une franc-maçonnerie satanique, et à la RISS le sont encore plus. On peut parfois regretter les répétitions, mais, au vu du sujet et de l’ampleur de l’enquête, il aurait été difficile de faire autrement. Notre principal reproche porterait plutôt sur une mise en page assez laide, au vu du prix assez élevé de l’ouvrage (75 euros).

La lecture est parfois ardue, gênée par les nombreuses et longues citations. Là encore, pour la clarté du propos, il aurait été difficile de faire autrement. D’autant que ces citations nous aident à comprendre comment ces idées sont nées et se sont diffusées et surtout pérennisées. Quoiqu’il en soit ce livre est une somme particulièrement utile à ceux qui travaillent sur les origines à la fois du complotisme et de l’antisémitisme, mais également sur l’histoire du catholicisme français .