Le mythe et l'homme
Par Alain de Benoist
Extrait de L'empire intérieur, Fata Morgana, 1995, pp. 62-63.
Étant
multivoque par nature, le mythe est une combinatoire qui évolue
d'elle-même et s'adapte toutes les transformations sociales et
culturelles, manifestant par là sa vitalité. Ce ne sont donc pas les
structures matérielles qui suscitent les symboles, mais bien plutôt les
formes symboliques qui contribuent à modeler les formes matérielles.
C'est pourquoi la conception de Marx ou de Freud, ou encore celle des
fonctionnalistes, selon qui le mythe ''reflète'', ''traduit'' ou
''exprime'' autre chose que lui-même, renvoyant en dernière analyse à la
structure biologique, matérielle ou sociale, est immanquablement vouée à
passer à côté de l'essentiel. La saisie du mythe, disons-le encore une
fois, ne peut pas se ramener à une interprétation purement subjective.
Il n'y a pas de clé herméneutique unitaire permettant d'appréhender le
mythe d'après la société : la structure sociale n'éclaire pas le mythe,
c'est au contraire le mythe qui éclaire la structure sociale. ''Les
fonctionnalistes, écrit Jean-Pierre Vernant, sont bien en quête du
système qui confère au mythe son intelligibilité, mais au lieu de le
chercher dans le texte, dans son organisation apparente ou cachée,
c'est-à-dire dans l'objet, ils le situent ailleurs, dans les contextes
socioculturels où apparaissent les récits, c'est-à-dire dans les
modalités d'insertion du mythe au sein de la vie sociale. Le mythe perd
ainsi chez eux sa spécificité et ses valeurs de signification''. Bref,
comme le dit Pierre Smith, ''il n'y a pas de clé des mythes. Ceux-ci,
pris dans leur ensemble, cherchent moins à peindre le réel qu'à spéculer
sur ses virtualités latentes, moins à penser quelque chose qu'à faire
le tour des frontières du pensable''.
Longtemps
regardée seulement comme l'inventrice de la raison et de
l'individualisme philosophique (le ''miracle grec'' vu au prisme de
l'idéologie du progrès), c'est-à-dire comme la première culture à s'être
''soulevée'' contre le mythe, la Grèce redevient elle-même, dans bien
des travaux qui lui sont consacrés actuellement, la formulatrice et la
conservatrice par excellence des catégories mythiques. Le mythe, ainsi,
n'en finit pas de renvoyer à la source grecque. ''Nous ne mesurons pas
encore, disait, Heidegger, de quelle façon initiale les Grecs ont été
ceux qui savent''. ''La pérennité des mythes, écrit dans le même esprit
Georges Gusdorf, c'est pas due aux prestiges de la fabulation, à la
magie de la littérature. Elle atteste la pérennité même de la réalité
humaine''.